- Chapitre 1: Au Fond Du Terrier
- Chapitre 2: La Mare Aux Larmes
- Chapitre 3: La Course Cocasse
- Chapitre 4: Lâhabitation Du Lapin Blanc
- Chapitre 5: Conseils Dâune Chenille
- Chapitre 6: Porc Et Poivre
- Chapitre 7: Un Thé De Fous
- Chapitre 8: Le Croquet De La Reine
- Chapitre 9: Histoire De La Fausse-tortue
- Chapitre 10: Le Quadrille De Homards
- Chapitre 11: Qui A Volé Les Tartes?
- Chapitre 12: DĂ©position Dâalice
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Chapitre 1: Au Fond Du Terrier
ALICE, assise auprĂšs de sa sĆur sur le gazon, commençait Ă sâennuyer de rester lĂ Ă ne rien faire; une ou deux fois elle avait jetĂ© les yeux sur le livre que lisait sa sĆur; mais quoi! pas dâimages, pas de dialogues! âLa belle avance,â pensait Alice, âquâun livre sans images, sans causeries!â.
Elle sâĂ©tait mise Ă rĂ©flĂ©chir, (tant bien que mal, car la chaleur du jour lâendormait et la rendait lourde,) se demandant si le plaisir de faire une couronne de marguerites valait bien la peine de se lever et de cueillir les fleurs, quand tout Ă coup un lapin blanc aux yeux roses passa prĂšs dâelle.
Il nây avait rien lĂ de bien Ă©tonnant, et Alice ne trouva mĂȘme pas trĂšs-extraordinaire dâentendre parler le Lapin qui se disait: âAh! jâarriverai trop tard!â (En y songeant aprĂšs, il lui sembla bien quâelle aurait dĂ» sâen Ă©tonner, mais sur le moment cela lui avait paru tout naturel.) Cependant, quand le Lapin vint Ă tirer une montre de son gousset, la regarda, puis se prit Ă courir de plus belle, Alice sauta sur ses pieds, frappĂ©e de cette idĂ©e que jamais elle nâavait vu de lapin avec un gousset et une montre. EntraĂźnĂ©e par la curiositĂ© elle sâĂ©lança sur ses traces Ă travers le champ, et arriva tout juste Ă temps pour le voir disparaĂźtre dans un large trou au pied dâune haie.

Un instant aprÚs, Alice était à la poursuite du Lapin dans le terrier, sans songer comment elle en sortirait.
Pendant un bout de chemin le trou allait tout droit comme un tunnel, puis tout Ă coup il plongeait perpendiculairement dâune façon si brusque quâAlice se sentit tomber comme dans un puits dâune grande profondeur, avant mĂȘme dâavoir pensĂ© Ă se retenir.
De deux choses lâune, ou le puits Ă©tait vraiment bien profond, ou elle tombait bien doucement; car elle eut tout le loisir, dans sa chute, de regarder autour dâelle et de se demander avec Ă©tonnement ce quâelle allait devenir. Dâabord elle regarda dans le fond du trou pour savoir oĂč elle allait; mais il y faisait bien trop sombre pour y rien voir. Ensuite elle porta les yeux sur les parois du puits, et sâaperçut quâelles Ă©taient garnies dâarmoires et dâĂ©tagĂšres; çà et lĂ , elle vit pendues Ă des clous des cartes gĂ©ographiques et des images. En passant elle prit sur un rayon un pot de confiture portant cette Ă©tiquette, âMARMELADE DâORANGES.â Mais, Ă son grand regret, le pot Ă©tait vide: elle nâosait le laisser tomber dans la crainte de tuer quelquâun; aussi sâarrangea-t-elle de maniĂšre Ă le dĂ©poser en passant dans une des armoires.
âCertes,â dit Alice, âaprĂšs une chute pareille je ne me moquerai pas mal de dĂ©gringoler lâescalier! Comme ils vont me trouver brave chez nous! Je tomberais du haut des toits que je ne ferais pas entendre une plainte.â (Ce qui Ă©tait bien probable.)
Tombe, tombe, tombe! âCette chute nâen finira donc pas! Je suis curieuse de savoir combien de milles jâai dĂ©jĂ faits,â dit-elle tout haut. âJe dois ĂȘtre bien prĂšs du centre de la terre. Voyons donc, cela serait Ă quatre mille milles de profondeur, il me semble.â (Comme vous voyez, Alice avait appris pas mal de choses dans ses leçons; et bien que ce ne fĂ»t pas lĂ une trĂšs-bonne occasion de faire parade de son savoir, vu quâil nây avait point dâauditeur, cependant câĂ©tait un bon exercice que de rĂ©pĂ©ter sa leçon.) âOui, câest bien Ă peu prĂšs cela; mais alors Ă quel degrĂ© de latitude ou de longitude est-ce que je me trouve?â (Alice nâavait pas la moindre idĂ©e de ce que voulait dire latitude ou longitude, mais ces grands mots lui paraissaient beaux et sonores.)
BientĂŽt elle reprit: âSi jâallais traverser complĂ©tement la terre? Comme ça serait drĂŽle de se trouver au milieu de gens qui marchent la tĂȘte en bas. Aux Antipathies, je crois.â (Elle nâĂ©tait pas fĂąchĂ©e cette fois quâil nây eĂ»t personne lĂ pour lâentendre, car ce mot ne lui faisait pas lâeffet dâĂȘtre bien juste.) âEh mais, jâaurai Ă leur demander le nom du pays.âPardon, Madame, est-ce ici la Nouvelle-Zemble ou lâAustralie?ââEn mĂȘme temps elle essaya de faire la rĂ©vĂ©rence. (Quelle idĂ©e! Faire la rĂ©vĂ©rence en lâair! Dites-moi un peu, comment vous y prendriez-vous?) ââQuelle petite ignorante!â pensera la dame quand je lui ferai cette question. Non, il ne faut pas demander cela; peut-ĂȘtre le verrai-je Ă©crit quelque part.â
Tombe, tombe, tombe!âDonc Alice, faute dâavoir rien de mieux Ă faire, se remit Ă se parler: âDinah remarquera mon absence ce soir, bien sĂ»r.â (Dinah câĂ©tait son chat.) âPourvu quâon nâoublie pas de lui donner sa jatte de lait Ă lâheure du thĂ©. Dinah, ma minette, que nâes-tu ici avec moi? Il nây a pas de souris dans les airs, jâen ai bien peur; mais tu pourrais attraper une chauve-souris, et cela ressemble beaucoup Ă une souris, tu sais. Mais les chats mangent-ils les chauves-souris?â Ici le sommeil commença Ă gagner Alice. Elle rĂ©pĂ©tait, Ă moitiĂ© endormie: âLes chats mangent-ils les chauves-souris? Les chats mangent-ils les chauves-souris?â Et quelquefois: âLes chauves-souris mangent-elles les chats?â Car vous comprenez bien que, puisquâelle ne pouvait rĂ©pondre ni Ă lâune ni Ă lâautre de ces questions, peu importait la maniĂšre de les poser. Elle sâassoupissait et commençait Ă rĂȘver quâelle se promenait tenant Dinah par la main, lui disant trĂšs-sĂ©rieusement: âVoyons, Dinah, dis-moi la vĂ©ritĂ©, as-tu jamais mangĂ© des chauves-souris?â Quand tout Ă coup, pouf! la voilĂ Ă©tendue sur un tas de fagots et de feuilles sĂšches,âet elle a fini de tomber.
Alice ne sâĂ©tait pas fait le moindre mal. Vite elle se remet sur ses pieds et regarde en lâair; mais tout est noir lĂ -haut. Elle voit devant elle un long passage et le Lapin Blanc qui court Ă toutes jambes. Il nây a pas un instant Ă perdre; Alice part comme le vent et arrive tout juste Ă temps pour entendre le Lapin dire, tandis quâil tourne le coin: âPar ma moustache et mes oreilles, comme il se fait tard!â Elle nâen Ă©tait plus quâĂ deux pas: mais le coin tournĂ©, le Lapin avait disparu. Elle se trouva alors dans une salle longue et basse, Ă©clairĂ©e par une rangĂ©e de lampes pendues au plafond.
Il y avait des portes tout autour de la salle: ces portes Ă©taient toutes fermĂ©es, et, aprĂšs avoir vainement tentĂ© dâouvrir celles du cĂŽtĂ© droit, puis celles du cĂŽtĂ© gauche, Alice se promena tristement au beau milieu de cette salle, se demandant comment elle en sortirait.

Tout Ă coup elle rencontra sur son passage une petite table Ă trois pieds, en verre massif, et rien dessus quâune toute petite clef dâor. Alice pensa aussitĂŽt que ce pouvait ĂȘtre celle dâune des portes; mais hĂ©las! soit que les serrures fussent trop grandes, soit que la clef fĂ»t trop petite, elle ne put toujours en ouvrir aucune. Cependant, ayant fait un second tour, elle aperçut un rideau placĂ© trĂšs-bas et quâelle nâavait pas vu dâabord; par derriĂšre se trouvait encore une petite porte Ă peu prĂšs quinze pouces de haut; elle essaya la petite clef dâor Ă la serrure, et, Ă sa grande joie, il se trouva quâelle y allait Ă merveille. Alice ouvrit la porte, et vit quâelle conduisait dans un Ă©troit passage Ă peine plus large quâun trou Ă rat. Elle sâagenouilla, et, jetant les yeux le long du passage, dĂ©couvrit le plus ravissant jardin du monde. Oh! Quâil lui tardait de sortir de cette salle tĂ©nĂ©breuse et dâerrer au milieu de ces carrĂ©s de fleurs brillantes, de ces fraĂźches fontaines! Mais sa tĂȘte ne pouvait mĂȘme pas passer par la porte. âEt quand mĂȘme ma tĂȘte y passerait,â pensait Alice, âĂ quoi cela servirait-il sans mes Ă©paules? Oh! que je voudrais donc avoir la facultĂ© de me fermer comme un tĂ©lescope! Ăa se pourrait peut-ĂȘtre, si je savais comment mây prendre.â Il lui Ă©tait dĂ©jĂ arrivĂ© tant de choses extraordinaires, quâAlice commençait Ă croire quâil nây en avait guĂšre dâimpossibles.
Comme cela nâavançait Ă rien de passer son temps Ă attendre Ă la petite porte, elle retourna vers la table, espĂ©rant presque y trouver une autre clef, ou tout au moins quelque grimoire donnant les rĂšgles Ă suivre pour se fermer comme un tĂ©lescope. Cette fois elle trouva sur la table une petite bouteille (qui certes nâĂ©tait pas lĂ tout Ă lâheure). Au cou de cette petite bouteille Ă©tait attachĂ©e une Ă©tiquette en papier, avec ces mots âBUVEZ-MOIâ admirablement imprimĂ©s en grosses lettres.

Câest bien facile Ă dire âBuvez-moiâ mais Alice Ă©tait trop fine pour obĂ©ir Ă lâaveuglette. âExaminons dâabord,â dit-elle, âet voyons sâil y a Ă©crit dessus âPoisonâ ou non.â Car elle avait lu dans de jolis petits contes, que des enfants avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s, dĂ©vorĂ©s par des bĂȘtes fĂ©roces, et quâil leur Ă©tait arrivĂ© dâautres choses trĂšs-dĂ©sagrĂ©ables, tout cela pour ne sâĂȘtre pas souvenus des instructions bien simples que leur donnaient leurs parents: par exemple, que le tisonnier chauffĂ© Ă blanc brĂ»le les mains qui le tiennent trop longtemps; que si on se fait au doigt une coupure profonde, il saigne dâordinaire; et elle nâavait point oubliĂ© que si lâon boit immodĂ©rĂ©ment dâune bouteille marquĂ©e âPoisonâ cela ne manque pas de brouiller le cĆur tĂŽt ou tard.
Cependant, comme cette bouteille nâĂ©tait pas marquĂ©e âPoison,â Alice se hasarda Ă en goĂ»ter le contenu, et le trouvant fort bon, (au fait câĂ©tait comme un mĂ©lange de tarte aux cerises, de crĂšme, dâananas, de dinde truffĂ©e, de nougat, et de rĂŽties au beurre,) elle eut bientĂŽt tout avalĂ©.
âJe me sens toute drĂŽle,â dit Alice, âon dirait que je rentre en moi-mĂȘme et que je me ferme comme un tĂ©lescope.â Câest bien ce qui arrivait en effet. Elle nâavait plus que dix pouces de haut, et un Ă©clair de joie passa sur son visage Ă la pensĂ©e quâelle Ă©tait maintenant de la grandeur voulue pour pĂ©nĂ©trer par la petite porte dans ce beau jardin. Elle attendit pourtant quelques minutes, pour voir si elle allait rapetisser encore. Cela lui faisait bien un peu peur. âSongez donc,â se disait Alice, âje pourrais bien finir par mâĂ©teindre comme une chandelle. Que deviendrais-je alors?â Et elle cherchait Ă sâimaginer lâair que pouvait avoir la flamme dâune chandelle Ă©teinte, car elle ne se rappelait pas avoir jamais rien vu de la sorte.
Un moment aprĂšs, voyant quâil ne se passait plus rien, elle se dĂ©cida Ă aller de suite au jardin; mais hĂ©las, pauvre Alice! en arrivant Ă la porte, elle sâaperçut quâelle avait oubliĂ© la petite clef dâor. Elle revint sur ses pas pour la prendre sur la table. Bah! impossible dâatteindre Ă la clef quâelle voyait bien clairement Ă travers le verre. Elle fit alors tout son possible pour grimper le long dâun des pieds de la table, mais il Ă©tait trop glissant; et enfin, Ă©puisĂ©e de fatigue, la pauvre enfant sâassit et pleura.
âAllons, Ă quoi bon pleurer ainsi,â se dit Alice vivement. âJe vous conseille, Mademoiselle, de cesser tout de suite!â Elle avait pour habitude de se donner de trĂšs-bons conseils (bien quâelle les suivĂźt rarement), et quelquefois elle se grondait si fort que les larmes lui en venaient aux yeux; une fois mĂȘme elle sâĂ©tait donnĂ© des tapes pour avoir trichĂ© dans une partie de croquet quâelle jouait toute seule; car cette Ă©trange enfant aimait beaucoup Ă faire deux personnages. âMais,â pensa la pauvre Alice, âil nây a plus moyen de faire deux personnages, Ă prĂ©sent quâil me reste Ă peine de quoi en faire un.â
Elle aperçut alors une petite boĂźte en verre qui Ă©tait sous la table, lâouvrit et y trouva un tout petit gĂąteau sur lequel les mots âMANGEZ-MOIâ Ă©taient admirablement tracĂ©s avec des raisins de Corinthe. âTiens, je vais le manger,â dit Alice: âsi cela me fait grandir, je pourrai atteindre Ă la clef; si cela me fait rapetisser, je pourrai ramper sous la porte; dâune façon ou de lâautre, je pĂ©nĂ©trerai dans le jardin, et alors, arrive que pourra!â
Elle mangea donc un petit morceau du gĂąteau, et, portant sa main sur sa tĂȘte, elle se dit tout inquiĂšte: âLequel est-ce? Lequel est-ce?â Elle voulait savoir si elle grandissait ou rapetissait, et fut tout Ă©tonnĂ©e de rester la mĂȘme; franchement, câest ce qui arrive le plus souvent lorsquâon mange du gĂąteau; mais Alice avait tellement pris lâhabitude de sâattendre Ă des choses extraordinaires, que cela lui paraissait ennuyeux et stupide de vivre comme tout le monde.
Aussi elle se remit Ă lâĆuvre, et eut bien vite fait disparaĂźtre le gĂąteau.
Chapitre 2: La Mare Aux Larmes
âDE plus trĂšs-curieux en plus trĂšs-curieux!â sâĂ©cria Alice (sa surprise Ă©tait si grande quâelle ne pouvait sâexprimer correctement): âVoilĂ que je mâallonge comme le plus grand tĂ©lescope qui fĂ»t jamais! Adieu mes pieds!â (Elle venait de baisser les yeux, et ses pieds lui semblaient sâĂ©loigner Ă perte de vue.) âOh! mes pauvres petits pieds! Qui vous mettra vos bas et vos souliers maintenant, mes mignons? Quant Ă moi, je ne le pourrai certainement pas! Je serai bien trop loin pour mâoccuper de vous: arrangez-vous du mieux que vous pourrez.âIl faut cependant que je sois bonne pour eux,â pensa Alice, âsans cela ils refuseront peut-ĂȘtre dâaller du cĂŽtĂ© que je voudrai. Ah! je sais ce que je ferai: je leur donnerai une belle paire de bottines Ă NoĂ«l.â
Puis elle chercha dans son esprit comment elle sây prendrait. âIl faudra les envoyer par le messager,â pensa-t-elle; âquelle Ă©trange chose dâenvoyer des prĂ©sents Ă ses pieds! Et lâadresse donc! Câest cela qui sera drĂŽle.
A Monsieur LepiĂ©droit dâAlice,
Tapis du foyer,
PrĂšs le garde-feu.
(De la part de Mlle Alice.)
Oh! que dâenfantillages je dis lĂ !â

Au mĂȘme instant, sa tĂȘte heurta contre le plafond de la salle: câest quâelle avait alors un peu plus de neuf pieds de haut. Vite elle saisit la petite clef dâor et courut Ă la porte du jardin.
Pauvre Alice! Câest tout ce quâelle put faire, aprĂšs sâĂȘtre Ă©tendue de tout son long sur le cĂŽtĂ©, que de regarder du coin de lâĆil dans le jardin. Quant Ă traverser le passage, il nây fallait plus songer. Elle sâassit donc, et se remit Ă pleurer.
âQuelle honte!â dit Alice. âUne grande fille comme vousâ (âgrandeâ Ă©tait bien le mot) âpleurer de la sorte! Allons, finissez, vous dis-je!â Mais elle continua de pleurer, versant des torrents de larmes, si bien quâelle se vit Ă la fin entourĂ©e dâune grande mare, profonde dâenviron quatre pouces et sâĂ©tendant jusquâau milieu de la salle.
Quelque temps aprĂšs, elle entendit un petit bruit de pas dans le lointain; vite, elle sâessuya les yeux pour voir ce que câĂ©tait. CâĂ©tait le Lapin Blanc, en grande toilette, tenant dâune main une paire de gants paille, et de lâautre un large Ă©ventail. Il accourait tout affairĂ©, marmottant entre ses dents: âOh! la Duchesse, la Duchesse! Elle sera dans une belle colĂšre si je lâai fait attendre!â Alice se trouvait si malheureuse, quâelle Ă©tait disposĂ©e Ă demander secours au premier venu; ainsi, quand le Lapin fut prĂšs dâelle, elle lui dit dâune voix humble et timide, âJe vous en prie, Monsieurââ Le Lapin tressaillit dâĂ©pouvante, laissa tomber les gants et lâĂ©ventail, se mit Ă courir Ă toutes jambes et disparut dans les tĂ©nĂšbres.

Alice ramassa les gants et lâĂ©ventail, et, comme il faisait trĂšs-chaud dans cette salle, elle sâĂ©venta tout en se faisant la conversation: âQue tout est Ă©trange, aujourdâhui! Hier les choses se passaient comme Ă lâordinaire. Peut-ĂȘtre mâa-t-on changĂ©e cette nuit! Voyons, Ă©tais-je la mĂȘme petite fille ce matin en me levant?âJe crois bien me rappeler que je me suis trouvĂ©e un peu diffĂ©rente.âMais si je ne suis pas la mĂȘme, qui suis-je donc, je vous prie? VoilĂ lâembarras.â Elle se mit Ă passer en revue dans son esprit toutes les petites filles de son Ăąge quâelle connaissait, pour voir si elle avait Ă©tĂ© transformĂ©e en lâune dâelles.
âBien sĂ»r, je ne suis pas Ada,â dit-elle. âElle a de longs cheveux bouclĂ©s et les miens ne frisent pas du tout.âAssurĂ©ment je ne suis pas Mabel, car je sais tout plein de choses et Mabel ne sait presque rien; et puis, du reste, Mabel, câest Mabel; Alice, câest Alice!âOh! mais quelle Ă©nigme que cela!âVoyons si je me souviendrai de tout ce que je savais: quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize, quatre fois sept fontââ je nâarriverai jamais Ă vingt de ce train-lĂ . Mais peu importe la table de multiplication. Essayons de la GĂ©ographie: Londres est la capitale de Paris, Paris la capitale de Rome, et Rome la capitale deâMais non, ce nâest pas cela, jâen suis bien sĂ»re! Je dois ĂȘtre changĂ©e en Mabel!âJe vais tĂącher de rĂ©citer MaĂźtre Corbeau.â Elle croisa les mains sur ses genoux comme quand elle disait ses leçons, et se mit Ă rĂ©pĂ©ter la fable, dâune voix rauque et Ă©trange, et les mots ne se prĂ©sentaient plus comme autrefois:
âMaĂźtre Corbeau sur un arbre perchĂ©,
Faisait son nid entre des branches;
Il avait relevé ses manches,
Car il était trÚs-affairé.
MaĂźtre Renard, par lĂ passant,
Lui dit: âDescendez donc, compĂšre;
Venez embrasser votre frĂšre.â
Le Corbeau, le reconnaissant,
Lui répondit en son ramage:
âFromage.ââ
âJe suis bien sĂ»re que ce nâest pas ça du tout,â sâĂ©cria la pauvre Alice, et ses yeux se remplirent de larmes. âAh! je le vois bien, je ne suis plus Alice, je suis Mabel, et il me faudra aller vivre dans cette vilaine petite maison, oĂč je nâaurai presque pas de jouets pour mâamuser.âOh! que de leçons on me fera apprendre!âOui, certes, jây suis bien rĂ©solue, si je suis Mabel je resterai ici. Ils auront beau passer la tĂȘte lĂ -haut et me crier, âReviens auprĂšs de nous, ma chĂ©rie!â Je me contenterai de regarder en lâair et de dire, âDites-moi dâabord qui je suis, et, sâil me plaĂźt dâĂȘtre cette personne-lĂ , jâirai vous trouver; sinon, je resterai ici jusquâĂ ce que je devienne une autre petite fille.ââEt pourtant,â dit Alice en fondant en larmes, âje donnerais tout au monde pour les voir montrer la tĂȘte lĂ -haut! Je mâennuie tant dâĂȘtre ici toute seule.â
Comme elle disait ces mots, elle fut bien surprise de voir que tout en parlant elle avait mis un des petits gants du Lapin. âComment ai-je pu mettre ce gant?â pensa-t-elle. âJe rapetisse donc de nouveau?â Elle se leva, alla prĂšs de la table pour se mesurer, et jugea, autant quâelle pouvait sâen rendre compte, quâelle avait environ deux pieds de haut, et continuait de raccourcir rapidement.
BientĂŽt elle sâaperçut que lâĂ©ventail quâelle avait Ă la main en Ă©tait la cause; vite elle le lĂącha, tout juste Ă temps pour sâempĂȘcher de disparaĂźtre tout Ă fait.
âJe viens de lâĂ©chapper belle,â dit Alice, tout Ă©mue de ce brusque changement, mais bien aise de voir quâelle existait encore. âMaintenant, vite au jardin!ââElle se hĂąta de courir vers la petite porte; mais hĂ©las! elle sâĂ©tait refermĂ©e et la petite clef dâor se trouvait sur la table de verre, comme tout Ă lâheure. âLes choses vont de mal en pis,â pensa la pauvre enfant. âJamais je ne me suis vue si petite, jamais! Et câest vraiment par trop fort!â
A ces mots son pied glissa, et flac! La voilĂ dans lâeau salĂ©e jusquâau menton. Elle se crut dâabord tombĂ©e dans la mer. âDans ce cas je retournerai chez nous en chemin de fer,â se dit-elle. (Alice avait Ă©tĂ© au bord de la mer une fois en sa vie, et se figurait que sur nâimporte quel point des cĂŽtes se trouvent un grand nombre de cabines pour les baigneurs, des enfants qui font des trous dans le sable avec des pelles en bois, une longue ligne de maisons garnies, et derriĂšre ces maisons une gare de chemin de fer.) Mais elle comprit bientĂŽt quâelle Ă©tait dans une mare formĂ©e des larmes quâelle avait pleurĂ©es, quand elle avait neuf pieds de haut.

âJe voudrais bien nâavoir pas tant pleurĂ©,â dit Alice tout en nageant de cĂŽtĂ© et dâautre pour tĂącher de sortir de lĂ . âJe vais en ĂȘtre punie sans doute, en me noyant dans mes propres larmes. Câest cela qui sera drĂŽle! Du reste, tout est drĂŽle aujourdâhui.â
Au mĂȘme instant elle entendit patauger dans la mare Ă quelques pas de lĂ , et elle nagea de ce cĂŽtĂ© pour voir ce que câĂ©tait. Elle pensa dâabord que ce devait ĂȘtre un cheval marin ou hippopotame; puis elle se rappela combien elle Ă©tait petite maintenant, et dĂ©couvrit bientĂŽt que câĂ©tait tout simplement une souris qui, comme elle, avait glissĂ© dans la mare.
âSi jâadressais la parole Ă cette souris? Tout est si extraordinaire ici quâil se pourrait bien quâelle sĂ»t parler: dans tous les cas, il nây a pas de mal Ă essayer.â Elle commença donc: âO Souris, savez-vous comment on pourrait sortir de cette mare? Je suis bien fatiguĂ©e de nager, O Souris!â (Alice pensait que câĂ©tait lĂ la bonne maniĂšre dâinterpeller une souris. Pareille chose ne lui Ă©tait jamais arrivĂ©e, mais elle se souvenait dâavoir vu dans la grammaire latine de son frĂšre:ââLa souris, de la souris, Ă la souris, ĂŽ souris.â) La Souris la regarda dâun air inquisiteur; Alice crut mĂȘme la voir cligner un de ses petits yeux, mais elle ne dit mot.
âPeut-ĂȘtre ne comprend-elle pas cette langue,â dit Alice; âcâest sans doute une souris Ă©trangĂšre nouvellement dĂ©barquĂ©e. Je vais essayer de lui parler italien: âDove Ăš il mio gatto?ââ CâĂ©taient lĂ les premiers mots de son livre de dialogues. La Souris fit un bond hors de lâeau, et parut trembler de tous ses membres. âOh! mille pardons!â sâĂ©cria vivement Alice, qui craignait dâavoir fait de la peine au pauvre animal. âJâoubliais que vous nâaimez pas les chats.â
âAimer les chats!â cria la Souris dâune voix perçante et colĂšre. âEt vous, les aimeriez-vous si vous Ă©tiez Ă ma place?â
âNon, sans doute,â dit Alice dâune voix caressante, pour lâapaiser. âNe vous fĂąchez pas. Pourtant je voudrais bien vous montrer Dinah, notre chatte. Oh! si vous la voyiez, je suis sĂ»re que vous prendriez de lâaffection pour les chats. Dinah est si douce et si gentille.â Tout en nageant nonchalamment dans la mare et parlant moitiĂ© Ă part soi, moitiĂ© Ă la Souris, Alice continua: âElle se tient si gentiment auprĂšs du feu Ă faire son rouet Ă se lĂ©cher les pattes, et Ă se dĂ©barbouiller; son poil est si doux Ă caresser; et comme elle attrape bien les souris!âOh! pardon!â dit encore Alice, car cette fois le poil de la Souris sâĂ©tait tout hĂ©rissĂ©, et on voyait bien quâelle Ă©tait fĂąchĂ©e tout de bon. âNous nâen parlerons plus si cela vous fait de la peine.â

âNous! dites-vous,â sâĂ©cria la Souris, en tremblant de la tĂȘte Ă la queue. âComme si moi je parlais jamais de pareilles choses! Dans notre famille on a toujours dĂ©testĂ© les chats, viles crĂ©atures sans foi ni loi. Que je ne vous en entende plus parler!â
âEh bien non,â dit Alice, qui avait hĂąte de changer la conversation. âEst-ce queâest-ce que vous aimez les chiens?â La Souris ne rĂ©pondit pas, et Alice dit vivement: âIl y a tout prĂšs de chez nous un petit chien bien mignon que je voudrais vous montrer! Câest un petit terrier aux yeux vifs, avec de longs poils bruns frisĂ©s! Il rapporte trĂšs-bien; il se tient sur ses deux pattes de derriĂšre, et fait le beau pour avoir Ă manger. Enfin il fait tant de tours que jâen oublie plus de la moitiĂ©! Il appartient Ă un fermier qui ne le donnerait pas pour mille francs, tant il lui est utile; il tue tous les rats et aussiââ Oh!â reprit Alice dâun ton chagrin, âvoilĂ que je vous ai encore offensĂ©e!â En effet, la Souris sâĂ©loignait en nageant de toutes ses forces, si bien que lâeau de la mare en Ă©tait tout agitĂ©e.
Alice la rappela doucement: âMa petite Souris! Revenez, je vous en prie, nous ne parlerons plus ni de chien ni de chat, puisque vous ne les aimez pas!â
A ces mots la Souris fit volte-face, et se rapprocha tout doucement; elle Ă©tait toute pĂąle (de colĂšre, pensait Alice). La Souris dit dâune voix basse et tremblante: âGagnons la rive, je vous conterai mon histoire, et vous verrez pourquoi je hais les chats et les chiens.â
Il Ă©tait grand temps de sâen aller, car la mare se couvrait dâoiseaux et de toutes sortes dâanimaux qui y Ă©taient tombĂ©s. Il y avait un canard, un dodo, un lory, un aiglon, et dâautres bĂȘtes extraordinaires. Alice prit les devants, et toute la troupe nagea vers la rive.
Chapitre 3: La Course Cocasse
ILS formaient une assemblĂ©e bien grotesque ces ĂȘtres singuliers rĂ©unis sur le bord de la mare; les uns avaient leurs plumes tout en dĂ©sordre, les autres le poil plaquĂ© contre le corps. Tous Ă©taient trempĂ©s, de mauvaise humeur, et fort mal Ă lâaise.
âComment faire pour nous sĂ©cher?â ce fut la premiĂšre question, cela va sans dire. Au bout de quelques instants, il sembla tout naturel Ă Alice 30de causer familiĂšrement avec ces animaux, comme si elle les connaissait depuis son berceau. Elle eut mĂȘme une longue discussion avec le Lory, qui, Ă la fin, lui fit la mine et lui dit dâun air boudeur: âJe suis plus ĂągĂ© que vous, et je dois par consĂ©quent en savoir plus long.â Alice ne voulut pas accepter cette conclusion avant de savoir lâĂąge du Lory, et comme celui-ci refusa tout net de le lui dire, cela mit un terme au dĂ©bat.
Enfin la Souris, qui paraissait avoir un certain ascendant sur les autres, leur cria: âAsseyez-vous tous, et Ă©coutez-moi! Je vais bientĂŽt vous faire sĂ©cher, je vous en rĂ©ponds!â Vite, tout le monde sâassit en rond autour de la Souris, sur qui Alice tenait les yeux fixĂ©s avec inquiĂ©tude, car elle se disait: âJe vais attraper un vilain rhume si je ne sĂšche pas bientĂŽt.â

âHum!â fit la Souris dâun air dâimportance; âĂȘtes-vous prĂȘts? Je ne sais rien de plus sec que ceci. Silence dans le cercle, je vous prie. âGuillaume le ConquĂ©rant, dont le pape avait embrassĂ© le parti, soumit bientĂŽt les Anglais, qui manquaient de chefs, et commençaient Ă sâaccoutumer aux usurpations et aux conquĂȘtes des Ă©trangers. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrieââââ
âBrrr,â fit le Lory, qui grelottait.
âPardon,â demanda la Souris en fronçant le sourcil, mais fort poliment, âquâavez-vous dit?â
âMoi! rien,â rĂ©pliqua vivement le Lory.
âAh! je croyais,â dit la Souris. âJe continue. âEdwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie, se dĂ©clarĂšrent en sa faveur, et Stigand, lâarchevĂȘque patriote de Cantorbery, trouva celaââââ
âTrouva quoi?â dit le Canard.
âIl trouva cela,â rĂ©pondit la Souris avec impatience. âAssurĂ©ment vous savez ce que âcelaâ veut dire.â
âJe sais parfaitement ce que âcelaâ veut dire; par exemple: quand moi jâai trouvĂ© cela bon; âcelaâ veut dire un ver ou une grenouille,â ajouta le Canard. âMais il sâagit de savoir ce que lâarchevĂȘque trouva.â
La Souris, sans prendre garde Ă cette question, se hĂąta de continuer. ââLâarchevĂȘque trouva cela de bonne politique dâaller avec Edgar Atheling Ă la rencontre de Guillaume, pour lui offrir la couronne. Guillaume, dâabord, fut bon prince; mais lâinsolence des vassaux normandsâââ Eh bien, comment cela va-t-il, mon enfant?â ajouta-t-elle en se tournant vers Alice.
âToujours aussi mouillĂ©e,â dit Alice tristement. âJe ne sĂšche que dâennui.â
âDans ce cas,â dit le Dodo avec emphase, se dressant sur ses pattes, âje propose lâajournement, et lâadoption immĂ©diate de mesures Ă©nergiques.â
âParlez français,â dit lâAiglon; âje ne comprends pas la moitiĂ© de ces grands mots, et, qui plus est, je ne crois pas que vous les compreniez vous-mĂȘme.â LâAiglon baissa la tĂȘte pour cacher un sourire, et quelques-uns des autres oiseaux ricanĂšrent tout haut.
âJâallais proposer,â dit le Dodo dâun ton vexĂ©, âune course cocasse; câest ce que nous pouvons faire de mieux pour nous sĂ©cher.â
âQuâest-ce quâune course cocasse?â demanda Alice; non quâelle tĂźnt beaucoup Ă le savoir, mais le Dodo avait fait une pause comme sâil sâattendait Ă ĂȘtre questionnĂ© par quelquâun, et personne ne semblait disposĂ© Ă prendre la parole.
âLa meilleure maniĂšre de lâexpliquer,â dit le Dodo, âcâest de le faire.â (Et comme vous pourriez bien, un de ces jours dâhiver, avoir envie de lâessayer, je vais vous dire comment le Dodo sây prit.)
Dâabord il traça un terrain de course, une espĂšce de cercle (âDu reste,â disait-il, âla forme nây fait rienâ), et les coureurs furent placĂ©s indiffĂ©remment çà et lĂ sur le terrain. Personne ne cria, âUn, deux, trois, en avant!â mais chacun partit et sâarrĂȘta quand il voulut, de sorte quâil nâĂ©tait pas aisĂ© de savoir quand la course finirait. Cependant, au bout dâune demi-heure, tout le monde Ă©tant sec, le Dodo cria tout Ă coup: âLa course est finie!â et les voilĂ tous haletants qui entourent le Dodo et lui demandent: âQui a gagnĂ©?â
Cette question donna bien Ă rĂ©flĂ©chir au Dodo; il resta longtemps assis, un doigt appuyĂ© sur le front (pose ordinaire de Shakespeare dans ses portraits); tandis que les autres attendaient en silence. Enfin le Dodo dit: âTout le monde a gagnĂ©, et tout le monde aura un prix.â
âMais qui donnera les prix?â demandĂšrent-ils tous Ă la fois.
âElle, cela va sans dire,â rĂ©pondit le Dodo, en montrant Alice du doigt, et toute la troupe lâentoura aussitĂŽt en criant confusĂ©ment: âLes prix! Les prix!â
Alice ne savait que faire; pour sortir dâembarras elle mit la main dans sa poche et en tira une boĂźte de dragĂ©es (heureusement lâeau salĂ©e nây avait pas pĂ©nĂ©trĂ©); puis en donna une en prix Ă chacun; il y en eut juste assez pour faire le tour.
âMais il faut aussi quâelle ait un prix, elle,â dit la Souris.
âComme de raison,â reprit le Dodo gravement. âAvez-vous encore quelque chose dans votre poche?â continua-t-il en se tournant vers Alice.
âUn dĂ©; pas autre chose,â dit Alice dâun ton chagrin.

âFaites passer,â dit le Dodo. Tous se groupĂšrent de nouveau autour dâAlice, tandis que le Dodo lui prĂ©sentait solennellement le dĂ© en disant: âNous vous prions dâaccepter ce superbe dĂ©.â Lorsquâil eut fini ce petit discours, tout le monde cria âHourra!â
Alice trouvait tout cela bien ridicule, mais les autres avaient lâair si grave, quâelle nâosait pas rire; aucune rĂ©ponse ne lui venant Ă lâesprit, elle se contenta de faire la rĂ©vĂ©rence, et prit le dĂ© de son air le plus sĂ©rieux.
Il nây avait plus maintenant quâĂ manger les dragĂ©es; ce qui ne se fit pas sans un peu de bruit et de dĂ©sordre, car les gros oiseaux se plaignirent de nây trouver aucun goĂ»t, et il fallut taper dans le dos des petits qui Ă©tranglaient. Enfin tout rentra dans le calme. On sâassit en rond autour de la Souris, et on la pria de raconter encore quelque chose.
âVous mâavez promis de me raconter votre histoire,â dit Alice, âet de mâexpliquer pourquoi vous dĂ©testezâles chats et les chiens,â ajouta-t-elle tout bas, craignant encore de dĂ©plaire.
La Souris, se tournant vers Alice, soupira et lui dit: âMon histoire sera longue et traĂźnante.â
âTiens! tout comme votre queue,â dit Alice, frappĂ©e de la ressemblance, et regardant avec Ă©tonnement la queue de la Souris tandis que celle-ci parlait. Les idĂ©es dâhistoire et de queue longue et traĂźnante se brouillaient dans lâesprit dâAlice Ă peu prĂšs de cette façon:âCanichon dit Ă la Souris, Quâil rencontra dans le logis: âJe crois le moment fort propice De te faire aller en justice. Je ne doute pas du succĂšs. Que doit avoir notre procĂšs. Vite, allons, commençons lâaffaire. Ce matin je nâai rien Ă faire.â
La Souris dit Ă Canichon: âSans juge et sans jurĂ©s, mon bon!â Mais Canichon plein de malice. Dit: âCâest moi qui suis la justice, Et, que tu aies raison ou tort, Je vais te condamner Ă mort.â
âVous ne mâĂ©coutez pas,â dit la Souris Ă Alice dâun air sĂ©vĂšre. âA quoi pensez-vous donc?â
âPardon,â dit Alice humblement. âVous en Ă©tiez au cinquiĂšme dĂ©tour.â
âDĂ©tour!â dit la Souris dâun ton sec. âCroyez-vous donc que je manque de vĂ©racitĂ©?â
âDes vers Ă citer? oh! je puis vous en fournir quelques-uns!â dit Alice, toujours prĂȘte Ă rendre service.
âOn nâa pas besoin de vous,â dit la Souris. âCâest mâinsulter que de dire de pareilles sottises.â Puis elle se leva pour sâen aller.
âJe nâavais pas lâintention de vous offenser,â dit Alice dâune voix conciliante. âMais franchement vous ĂȘtes bien susceptible.â
La Souris grommela quelque chose entre ses dents et sâĂ©loigna.
âRevenez, je vous en prie, finissez votre histoire,â lui cria Alice; et tous les autres dirent en chĆur: âOui, nous vous en supplions.â Mais la Souris secouant la tĂȘte ne sâen alla que plus vite.
âQuel dommage quâelle ne soit pas restĂ©e!â dit en soupirant le Lory, sitĂŽt que la Souris eut disparu.
Un vieux crabe, profitant de lâoccasion, dit Ă son fils: âMon enfant, que cela vous serve de leçon, et vous apprenne Ă ne vous emporter jamais!â
âTaisez-vous donc, papa,â dit le jeune crabe dâun ton aigre. âVous feriez perdre patience Ă une huĂźtre.â
âAh! si Dinah Ă©tait ici,â dit Alice tout haut sans sâadresser Ă personne. âCâest elle qui lâaurait bientĂŽt ramenĂ©e.â
âEt qui est Dinah, sâil nây a pas dâindiscrĂ©tion Ă le demander?â dit le Lory.
Alice rĂ©pondit avec empressement, car elle Ă©tait toujours prĂȘte Ă parler de sa favorite: âDinah, câest notre chatte. Si vous saviez comme elle attrape bien les souris! Et si vous la voyiez courir aprĂšs les oiseaux; aussitĂŽt vus, aussitĂŽt croquĂ©s.â
Ces paroles produisirent un effet singulier sur lâassemblĂ©e. Quelques oiseaux sâenfuirent aussitĂŽt; une vieille pie sâenveloppant avec soin murmura: âIl faut vraiment que je rentre chez moi, lâair du soir ne vaut rien pour ma gorge!â Et un canari cria Ă ses petits dâune voix tremblante: âVenez, mes enfants; il est grand temps que vous vous mettiez au lit!â
Enfin, sous un prĂ©texte ou sous un autre, chacun sâesquiva, et Alice se trouva bientĂŽt seule.
âJe voudrais bien nâavoir pas parlĂ© de Dinah,â se dit-elle tristement. âPersonne ne lâaime ici, et pourtant câest la meilleure chatte du monde! Oh! chĂšre Dinah, te reverrai-je jamais?â Ici la pauvre Alice se reprit Ă pleurer; elle se sentait seule, triste, et abattue.
Au bout de quelque temps elle entendit au loin un petit bruit de pas; elle sâempressa de regarder, espĂ©rant que la Souris avait changĂ© dâidĂ©e et revenait finir son histoire.
Chapitre 4: Lâhabitation Du Lapin Blanc
CâĂTAIT le Lapin Blanc qui revenait en trottinant, et qui cherchait de tous cĂŽtĂ©s, dâun air inquiet, comme sâil avait perdu quelque chose; Alice lâentendit qui marmottait: âLa Duchesse! La Duchesse! Oh! mes pauvres pattes; oh! ma robe et mes moustaches! Elle me fera guillotiner aussi vrai que des furets sont des furets! OĂč pourrais-je bien les avoir perdus?â Alice devina tout de suite quâil cherchait lâĂ©ventail et la paire de gants paille, et, comme elle avait bon cĆur, elle se mit Ă les chercher aussi; mais pas moyen de les trouver.
Du reste, depuis son bain dans la mare aux larmes, tout était changé: la salle, la table de verre, et la petite porte avaient complétement disparu.
BientĂŽt le Lapin aperçut Alice qui furetait; il lui cria dâun ton dâimpatience: âEh bien! Marianne, que faites-vous ici? Courez vite Ă la maison me chercher une paire de gants et un Ă©ventail! Allons, dĂ©pĂȘchons-nous.â
Alice eut si grandâ peur quâelle se mit aussitĂŽt Ă courir dans la direction quâil indiquait, sans chercher Ă lui expliquer quâil se trompait.
âIl mâa pris pour sa bonne,â se disait-elle en courant. âComme il sera Ă©tonnĂ© quand il saura qui je suis! Mais je ferai bien de lui porter ses gants et son Ă©ventail; câest-Ă -dire, si je les trouve.â Ce disant, elle arriva en face dâune petite maison, et vit sur la porte une plaque en cuivre avec ces mots, âJEAN LAPIN.â Elle monta lâescalier, entra sans frapper, tout en tremblant de rencontrer la vraie Marianne, et dâĂȘtre mise Ă la porte avant dâavoir trouvĂ© les gants et lâĂ©ventail.
âQue câest drĂŽle,â se dit Alice, âde faire des commissions pour un lapin! BientĂŽt ce sera Dinah qui mâenverra en commission.â Elle se prit alors Ă imaginer comment les choses se passeraient.âââMademoiselle Alice, venez ici tout de suite vous apprĂȘter pour la promenade.â âDans lâinstant, ma bonne! Il faut dâabord que je veille sur ce trou jusquâĂ ce que Dinah revienne, pour empĂȘcher que la souris ne sorte.â Mais je ne pense pas,â continua Alice, âquâon garderait Dinah Ă la maison si elle se mettait dans la tĂȘte de commander comme cela aux gens.â
Tout en causant ainsi, Alice Ă©tait entrĂ©e dans une petite chambre bien rangĂ©e, et, comme elle sây attendait, sur une petite table dans lâembrasure de la fenĂȘtre, elle vit un Ă©ventail et deux ou trois paires de gants de chevreau tout petits. Elle en prit une paire, ainsi que lâĂ©ventail, et allait quitter la chambre lorsquâelle aperçut, prĂšs du miroir, une petite bouteille. Cette fois il nây avait pas lâinscription BUVEZ-MOIâce qui nâempĂȘcha pas Alice de la dĂ©boucher et de la porter Ă ses lĂšvres. âIl mâarrive toujours quelque chose dâintĂ©ressant,â se dit-elle, âlorsque je mange ou que je bois. Je vais voir un peu lâeffet de cette bouteille. JâespĂšre bien quâelle me fera regrandir, car je suis vraiment fatiguĂ©e de nâĂȘtre quâune petite nabote!â
Câest ce qui arriva en effet, et bien plus tĂŽt quâelle ne sây attendait. Elle nâavait pas bu la moitiĂ© de la bouteille, que sa tĂȘte touchait au plafond et quâelle fut forcĂ©e de se baisser pour ne pas se casser le cou. Elle remit bien vite la bouteille sur la table en se disant: âEn voilĂ assez; jâespĂšre ne pas grandir davantage. Je ne puis dĂ©jĂ plus passer par la porte. Oh! je voudrais bien nâavoir pas tant bu!â
HĂ©las! il Ă©tait trop tard; elle grandissait, grandissait, et eut bientĂŽt Ă se mettre Ă genoux sur le plancher. Mais un instant aprĂšs, il nây avait mĂȘme plus assez de place pour rester dans cette position, et elle essaya de se tenir Ă©tendue par terre, un coude contre la porte et lâautre bras passĂ© autour de sa tĂȘte. Cependant, comme elle grandissait toujours, elle fut obligĂ©e, comme derniĂšre ressource, de laisser pendre un de ses bras par la fenĂȘtre et dâenfoncer un pied dans la cheminĂ©e en disant: âA prĂ©sent câest tout ce que je peux faire, quoi quâil arrive. Que vais-je devenir?â

Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait alors produit tout son effet, et elle cessa de grandir. Cependant sa position Ă©tait bien gĂȘnante, et comme il ne semblait pas y avoir la moindre chance quâelle pĂ»t jamais sortir de cette chambre, il nây a pas Ă sâĂ©tonner quâelle se trouvĂąt bien malheureuse.
âCâĂ©tait bien plus agrĂ©able chez nous,â pensa la pauvre enfant. âLĂ du moins je ne passais pas mon temps Ă grandir et Ă rapetisser, et je nâĂ©tais pas la domestique des lapins et des souris. Je voudrais bien nâĂȘtre jamais descendue dans ce terrier; et pourtant câest assez drĂŽle cette maniĂšre de vivre! Je suis curieuse de savoir ce que câest qui mâest arrivĂ©. Autrefois, quand je lisais des contes de fĂ©es, je mâimaginais que rien de tout cela ne pouvait ĂȘtre, et maintenant me voilĂ en pleine fĂ©erie. On devrait faire un livre sur mes aventures; il y aurait de quoi! Quand je serai grande jâen ferai un, moi.âMais je suis dĂ©jĂ bien grande!â dit-elle tristement. âDans tous les cas, il nây a plus de place ici pour grandir davantage.â
âMais alors,â pensa Alice, âne serai-je donc jamais plus vieille que je ne le suis maintenant? Dâun cĂŽtĂ© cela aura ses avantages, ne jamais ĂȘtre une vieille femme. Mais alors avoir toujours des leçons Ă apprendre! Oh, je nâaimerais pas cela du tout.â
âOh! Alice, petite folle,â se rĂ©pondit-elle. âComment pourriez-vous apprendre des leçons ici? Il y a Ă peine de la place pour vous, et il nây en a pas du tout pour vos livres de leçons.â
Et elle continua ainsi, faisant tantĂŽt les demandes et tantĂŽt les rĂ©ponses, et Ă©tablissant sur ce sujet toute une conversation; mais au bout de quelques instants elle entendit une voix au dehors, et sâarrĂȘta pour Ă©couter.
âMarianne! Marianne!â criait la voix; âallez chercher mes gants bien vite!â Puis Alice entendit des piĂ©tinements dans lâescalier. Elle savait que câĂ©tait le Lapin qui la cherchait; elle trembla si fort quâelle en Ă©branla la maison, oubliant que maintenant elle Ă©tait mille fois plus grande que le Lapin, et nâavait rien Ă craindre de lui.

Le Lapin, arrivĂ© Ă la porte, essaya de lâouvrir; mais, comme elle sâouvrait en dedans et que le coude dâAlice Ă©tait fortement appuyĂ© contre la porte, la tentative fut vaine. Alice entendit le Lapin qui murmurait: âCâest bon, je vais faire le tour et jâentrerai par la fenĂȘtre.â
âJe tâen dĂ©fie!â pensa Alice, Elle attendit un peu; puis, quand elle crut que le Lapin Ă©tait sous la fenĂȘtre, elle Ă©tendit le bras tout Ă coup pour le saisir; elle ne prit que du vent. Mais elle entendit un petit cri, puis le bruit dâune chute et de vitres cassĂ©es (ce qui lui fit penser que le Lapin Ă©tait tombĂ© sur les chĂąssis de quelque serre Ă concombre), puis une voix colĂšre, celle du Lapin: âPatrice! Patrice! oĂč es-tu?â Une voix quâelle ne connaissait pas rĂ©pondit: âMe vâlĂ , notâ maĂźtre! Jâ bĂȘchons la terre pour trouver des pommes!â
âPour trouver des pommes!â dit le Lapin furieux. âViens mâaider Ă me tirer dâici.â (Nouveau bruit de vitres cassĂ©es.)
âDis-moi un peu, Patrice, quâest-ce quâil y a lĂ Ă la fenĂȘtre?â
âĂa, notâ maĂźtre, câest un bras.â
âUn bras, imbĂ©cile! Qui a jamais vu un bras de cette dimension? Ăa bouche toute la fenĂȘtre.â
âBien sĂ»r, notâ maĂźtre, mais câest un bras tout de mĂȘme.â
âDans tous les cas il nâa rien Ă faire ici. EnlĂšve-moi ça bien vite.â
Il se fit un long silence, et Alice nâentendait plus que des chuchotements de temps Ă autre, comme: âMaĂźtre, jâosons point.âââFais ce que je te dis, capon!â Alice Ă©tendit le bras de nouveau comme pour agripper quelque chose; cette fois il y eut deux petits cris et encore un bruit de vitres cassĂ©es. âQue de chĂąssis il doit y avoir lĂ !â pensa Alice. âJe me demande ce quâils vont faire Ă prĂ©sent. Quant Ă me retirer par la fenĂȘtre, je le souhaite de tout mon cĆur, car je nâai pas la moindre envie de rester ici plus longtemps!â
Il se fit quelques instants de silence. A la fin, Alice entendit un bruit de petites roues, puis le son dâun grand nombre de voix; elle distingua ces mots: âOĂč est lâautre Ă©chelle?âJe nâavais point quâĂ en apporter une; câest Jacques qui a lâautre.âAllons, Jacques, apporte ici, mon garçon!âDressez-les lĂ au coin.âNon, attachez-les dâabord lâune au bout de lâautre.âElles ne vont pas encore moitiĂ© assez haut.âĂa fera lâaffaire; ne soyez pas si difficile.âTiens, Jacques, attrape ce bout de corde.âLe toit portera-t-il bien?âAttention Ă cette tuile qui ne tient pas.âBon! la voilĂ qui dĂ©gringole. Gare les tĂȘtes!â (Il se fit un grand fracas.) âQui a fait cela?âJe crois bien que câest Jacques.âQui est-ce qui va descendre par la cheminĂ©e?âPas moi, bien sĂ»r! Allez-y, vous.âNon pas, vraiment.âCâest Ă vous, Jacques, Ă descendre.âHohĂ©, Jacques, notâ maĂźtre dit quâil faut que tu descendes par la cheminĂ©e!â

âAh!â se dit Alice, âcâest donc Jacques qui va descendre. Il paraĂźt quâon met tout sur le dos de Jacques. Je ne voudrais pas pour beaucoup ĂȘtre Jacques. Ce foyer est Ă©troit certainement, mais je crois bien que je pourrai tout de mĂȘme lui lancer un coup de pied.â
Elle retira son pied aussi bas que possible, et ne bougea plus jusquâĂ ce quâelle entendĂźt le bruit dâun petit animal (elle ne pouvait deviner de quelle espĂšce) qui grattait et cherchait Ă descendre dans la cheminĂ©e, juste au-dessus dâelle; alors se disant: âVoilĂ Jacques sans doute,â elle lança un bon coup de pied, et attendit pour voir ce qui allait arriver.
La premiĂšre chose quâelle entendit fut un cri gĂ©nĂ©ral de: âTiens, voilĂ Jacques en lâair!â Puis la voix du Lapin, qui criait: âAttrapez-le, vous lĂ -bas, prĂšs de la haie!â Puis un long silence; ensuite un mĂ©lange confus de voix: âSoutenez-lui la tĂȘte.âDe lâeau-de-vie maintenant.âNe le faites pas engouer.âQuâest-ce donc, vieux camarade?âQue tâest-il arrivĂ©? Raconte-nous ça!â
Enfin une petite voix faible et flĂ»tĂ©e se fit entendre. (âCâest la voix de Jacques,â pensa Alice.) âJe nâen sais vraiment rien. Merci, câest assez; je me sens mieux maintenant; mais je suis encore trop bouleversĂ© pour vous conter la chose. Tout ce que je sais, câest que jâai Ă©tĂ© poussĂ© comme par un ressort, et que je suis parti en lâair comme une fusĂ©e.â
âĂa, câest vrai, vieux camarade,â disaient les autres.
âIl faut mettre le feu Ă la maison,â dit le Lapin.
Alors Alice cria de toutes ses forces: âSi vous osez faire cela, jâenvoie Dinah Ă votre poursuite.â
Il se fit tout Ă coup un silence de mort. âQue vont-ils faire Ă prĂ©sent?â pensa Alice. âSâils avaient un peu dâesprit, ils enlĂšveraient le toit.â Quelques minutes aprĂšs, les allĂ©es et venues recommencĂšrent, et Alice entendit le Lapin, qui disait: âUne brouettĂ©e dâabord, ça suffira.â
âUne brouettĂ©e de quoi?â pensa Alice. Il ne lui resta bientĂŽt plus de doute, car, un instant aprĂšs, une grĂȘle de petits cailloux vint battre contre la fenĂȘtre, et quelques-uns mĂȘme lâatteignirent au visage. âJe vais bientĂŽt mettre fin Ă cela,â se dit-elle; puis elle cria: âVous ferez bien de ne pas recommencer.â Ce qui produisit encore un profond silence.
Alice remarqua, avec quelque surprise, quâen tombant sur le plancher les cailloux se changeaient en petits gĂąteaux, et une brillante idĂ©e lui traversa lâesprit. âSi je mange un de ces gĂąteaux,â pensa-t-elle, âcela ne manquera pas de me faire ou grandir ou rapetisser; or, je ne puis plus grandir, câest impossible, donc je rapetisserai!â
Elle avala un des gĂąteaux, et sâaperçut avec joie quâelle diminuait rapidement. AussitĂŽt quâelle fut assez petite pour passer par la porte, elle sâĂ©chappa de la maison, et trouva toute une foule dâoiseaux et dâautres petits animaux qui attendaient dehors. Le pauvre petit lĂ©zard, Jacques, Ă©tait au milieu dâeux, soutenu par des cochons dâInde, qui le faisaient boire Ă une bouteille. Tous se prĂ©cipitĂšrent sur Alice aussitĂŽt quâelle parut; mais elle se mit Ă courir de toutes ses forces, et se trouva bientĂŽt en sĂ»retĂ© dans un bois touffu.
âLa premiĂšre chose que jâaie Ă faire,â dit Alice en errant çà et lĂ dans les bois, âcâest de revenir Ă ma premiĂšre grandeur; la seconde, de chercher un chemin qui me conduise dans ce ravissant jardin. Câest lĂ , je crois, ce que jâai de mieux Ă faire!â
En effet câĂ©tait un plan de campagne excellent, trĂšs-simple et trĂšs-habilement combinĂ©. Toute la difficultĂ© Ă©tait de savoir comment sây prendre pour lâexĂ©cuter. Tandis quâelle regardait en tapinois et avec prĂ©caution Ă travers les arbres, un petit aboiement sec, juste au-dessus de sa tĂȘte, lui fit tout Ă coup lever les yeux.
Un jeune chien (qui lui parut Ă©norme) la regardait avec de grands yeux ronds, et Ă©tendait lĂ©gĂšrement la patte pour tĂącher de la toucher. âPauvre petit!â dit Alice dâune voix caressante et essayant de siffler. Elle avait une peur terrible cependant, car elle pensait quâil pouvait bien avoir faim, et que dans ce cas il Ă©tait probable quâil la mangerait, en dĂ©pit de toutes ses cĂąlineries.

Sans trop savoir ce quâelle faisait, elle ramassa une petite baguette et la prĂ©senta au petit chien qui bondit des quatre pattes Ă la fois, aboyant de joie, et se jeta sur le bĂąton comme pour jouer avec. Alice passa de lâautre cĂŽtĂ© dâun gros chardon pour nâĂȘtre pas foulĂ©e aux pieds. SitĂŽt quâelle reparut, le petit chien se prĂ©cipita de nouveau sur le bĂąton, et, dans son empressement de le saisir, butta et fit une cabriole. Mais Alice, trouvant que cela ressemblait beaucoup Ă une partie quâelle ferait avec un cheval de charrette, et craignant Ă chaque instant dâĂȘtre Ă©crasĂ©e par le chien, se remit Ă tourner autour du chardon. Alors le petit chien fit une sĂ©rie de charges contre le bĂąton. Il avançait un peu chaque fois, puis reculait bien loin en faisant des aboiements rauques; puis enfin il se coucha Ă une grande distance de lĂ , tout haletant, la langue pendante, et ses grands yeux Ă moitiĂ© fermĂ©s.
Alice jugea que le moment Ă©tait venu de sâĂ©chapper. Elle prit sa course aussitĂŽt, et ne sâarrĂȘta que lorsquâelle se sentit fatiguĂ©e et hors dâhaleine, et quâelle nâentendit plus que faiblement dans le lointain les aboiements du petit chien.
âCâĂ©tait pourtant un bien joli petit chien,â dit Alice, en sâappuyant sur un bouton dâor pour se reposer, et en sâĂ©ventant avec une des feuilles de la plante. âJe lui aurais volontiers enseignĂ© tout plein de jolis tours siââsi jâavais Ă©tĂ© assez grande pour cela! Oh! mais jâoubliais que jâavais encore Ă grandir! Voyons. Comment faire? Je devrais sans doute boire ou manger quelque chose; mais quoi? VoilĂ la grande question.â
En effet, la grande question Ă©tait bien de savoir quoi? Alice regarda tout autour dâelle les fleurs et les brins dâherbes; mais elle ne vit rien qui lui parĂ»t bon Ă boire ou Ă manger dans les circonstances prĂ©sentes.
PrĂšs dâelle poussait un large champignon, Ă peu prĂšs haut comme elle. Lorsquâelle lâeut examinĂ© par-dessous, dâun cĂŽtĂ© et de lâautre, par-devant et par-derriĂšre, lâidĂ©e lui vint quâelle ferait bien de regarder ce quâil y avait dessus.
Elle se dressa sur la pointe des pieds, et, glissant les yeux par-dessus le bord du champignon, ses regards rencontrĂšrent ceux dâune grosse chenille bleue assise au sommet, les bras croisĂ©s, fumant tranquillement une longue pipe turque sans faire la moindre attention Ă elle ni Ă quoi que ce fĂ»t.

Chapitre 5: Conseils Dâune Chenille
LA Chenille et Alice se considĂ©rĂšrent un instant en silence. Enfin la Chenille sortit le houka de sa bouche, et lui adressa la parole dâune voix endormie et traĂźnante.
âQui ĂȘtes-vous?â dit la Chenille. Ce nâĂ©tait pas lĂ une maniĂšre encourageante dâentamer la conversation. Alice rĂ©pondit, un peu confuse: âJeââje le sais Ă peine moi-mĂȘme quant Ă prĂ©sent. Je sais bien ce que jâĂ©tais en me levant ce matin, mais je crois avoir changĂ© plusieurs fois depuis.â
âQuâentendez-vous par lĂ ?â dit la Chenille dâun ton sĂ©vĂšre. âExpliquez-vous.â
âJe crains bien de ne pouvoir pas mâexpliquer,â dit Alice, âcar, voyez-vous, je ne suis plus moi-mĂȘme.â
âJe ne vois pas du tout,â rĂ©pondit la Chenille.
âJâai bien peur de ne pouvoir pas dire les choses plus clairement,â rĂ©pliqua Alice fort poliment; âcar dâabord je nây comprends rien moi-mĂȘme. Grandir et rapetisser si souvent en un seul jour, cela embrouille un peu les idĂ©es.â
âPas du tout,â dit la Chenille.
âPeut-ĂȘtre ne vous en ĂȘtes-vous pas encore aperçue,â dit Alice. âMais quand vous deviendrez chrysalide, car câest ce qui vous arrivera, sachez-le bien, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous sentirez un peu drĂŽle, quâen dites-vous?â
âPas du tout,â dit la Chenille.
âVos sensations sont peut-ĂȘtre diffĂ©rentes des miennes,â dit Alice. âTout ce que je sais, câest que cela me semblerait bien drĂŽle Ă moi.â
âA vous!â dit la Chenille dâun ton de mĂ©pris. âQui ĂȘtes-vous?â
Cette question les ramena au commencement de la conversation.
Alice, un peu irritĂ©e du parler bref de la Chenille, se redressa de toute sa hauteur et rĂ©pondit bien gravement: âIl me semble que vous devriez dâabord me dire qui vous ĂȘtes vous-mĂȘme.â
âPourquoi?â dit la Chenille.
CâĂ©tait encore lĂ une question bien embarrassante; et comme Alice ne trouvait pas de bonne raison Ă donner, et que la Chenille avait lâair de trĂšs-mauvaise humeur, Alice lui tourna le dos et sâĂ©loigna.
âRevenez,â lui cria la Chenille. âJâai quelque chose dâimportant Ă vous dire!â
Lâinvitation Ă©tait engageante assurĂ©ment; Alice revint sur ses pas.
âNe vous emportez pas,â dit la Chenille.
âEst-ce tout?â dit Alice, cherchant Ă retenir sa colĂšre.
âNon,â rĂ©pondit la Chenille.

Alice pensa quâelle ferait tout aussi bien dâattendre, et quâaprĂšs tout la Chenille lui dirait peut-ĂȘtre quelque chose de bon Ă savoir. La Chenille continua de fumer pendant quelques minutes sans rien dire. Puis, retirant enfin la pipe de sa bouche, elle se croisa les bras et dit: âAinsi vous vous figurez que vous ĂȘtes changĂ©e, hein?â
âJe le crains bien,â dit Alice. âJe ne peux plus me souvenir des choses comme autrefois, et je ne reste pas dix minutes de suite de la mĂȘme grandeur!â
âDe quoi est-ce que vous ne pouvez pas vous souvenir?â dit la Chenille.
âJâai essayĂ© de rĂ©citer la fable de MaĂźtre Corbeau, mais ce nâĂ©tait plus la mĂȘme chose,â rĂ©pondit Alice dâun ton chagrin.
âRĂ©citez: âVous ĂȘtes vieux, PĂšre Guillaume,ââ dit la Chenille.
Alice croisa les mains et commença:

âVous ĂȘtes vieux, PĂšre Guillaume.
Vous avez des cheveux tout grisâŠ
La tĂȘte en bas! PĂšre Guillaume;
A votre Ăąge, câest peu permis!
âĂtant jeune, pour ma cervelle
Je craignais fort, mon cher enfant;
Je nâen ai plus une parcelle,
Jâen suis bien certain maintenant.

âVous ĂȘtes vieux, je vous lâai dit,
Mais comment donc par cette porte,
Vous, dont la taille est comme un muid!
Cabriolez-vous de la sorte?
âĂtant jeune, mon cher enfant,
Jâavais chaque jointure bonne;
Je me frottais de cet onguent;
Si vous payez je vous en donne.

âVous ĂȘtes vieux, et vous mangez
Les os comme de la bouillie;
Et jamais rien ne me laissez.
Comment faites-vous, je vous prie?
âĂtant jeune, je disputais
Tous les jours avec votre mĂšre;
Câest ainsi que je me suis fait
Un si puissant os maxillaire.

âVous ĂȘtes vieux, par quelle adresse
Tenez-vous debout sur le nez
Une anguille qui se redresse
Droit comme un I quand vous sifflez?
âCette question est trop sotte!
Cessez de babiller ainsi,
Ou je vais, du bout de ma botte,
Vous envoyer bien loin dâici.â
âCe nâest pas cela,â dit la Chenille.
âPas tout Ă fait, je le crains bien,â dit Alice timidement. âTous les mots ne sont pas les mĂȘmes.â
âCâest tout de travers dâun bout Ă lâautre,â dit la Chenille dâun ton dĂ©cidĂ©; et il se fit un silence de quelques minutes.
La Chenille fut la premiĂšre Ă reprendre la parole.
âDe quelle grandeur voulez-vous ĂȘtre?â demanda-t-elle.
âOh! je ne suis pas difficile, quant Ă la taille,â reprit vivement Alice. âMais vous comprenez bien quâon nâaime pas Ă en changer si souvent.â
âJe ne comprends pas du tout,â dit la Chenille.
Alice se tut; elle nâavait jamais de sa vie Ă©tĂ© si souvent contredite, et elle sentait quâelle allait perdre patience.
âĂtes-vous satisfaite maintenant?â dit la Chenille.
âJâaimerais bien Ă ĂȘtre un petit peu plus grande, si cela vous Ă©tait Ă©gal,â dit Alice. âTrois pouces de haut, câest si peu!â
âCâest une trĂšs-belle taille,â dit la Chenille en colĂšre, se dressant de toute sa hauteur. (Elle avait tout juste trois pouces de haut.)
âMais je nây suis pas habituĂ©e,â rĂ©pliqua Alice dâun ton piteux, et elle fit cette rĂ©flexion: âJe voudrais bien que ces gens-lĂ ne fussent pas si susceptibles.â
âVous finirez par vous y habituer,â dit la Chenille. Elle remit la pipe Ă sa bouche, et fuma de plus belle.
Cette fois Alice attendit patiemment quâelle se dĂ©cidĂąt Ă parler. Au bout de deux ou trois minutes la Chenille sortit le houka de sa bouche, bĂąilla une ou deux fois et se secoua; puis elle descendit de dessus le champignon, glissa dans le gazon, et dit tout simplement en sâen allant: âUn cĂŽtĂ© vous fera grandir, et lâautre vous fera rapetisser.â
âUn cĂŽtĂ© de quoi, lâautre cĂŽtĂ© de quoi?â pensa Alice.
âDu champignon,â dit la Chenille, comme si Alice avait parlĂ© tout haut; et un moment aprĂšs la Chenille avait disparu.
Alice contempla le champignon dâun air pensif pendant un instant, essayant de deviner quels en Ă©taient les cĂŽtĂ©s; et comme le champignon Ă©tait tout rond, elle trouva la question fort embarrassante. Enfin elle Ă©tendit ses bras tout autour, en les allongeant autant que possible, et, de chaque main, enleva une petite partie du bord du champignon.
âMaintenant, lequel des deux?â se dit-elle, et elle grignota un peu du morceau de la main droite pour voir quel effet il produirait. Presque aussitĂŽt elle reçut un coup violent sous le menton; il venait de frapper contre son pied.
Ce brusque changement lui fit grandâ peur, mais elle comprit quâil nây avait pas de temps Ă perdre, car elle diminuait rapidement. Elle se mit donc bien vite Ă manger un peu de lâautre morceau. Son menton Ă©tait si rapprochĂ© de son pied quâil y avait Ă peine assez de place pour quâelle pĂ»t ouvrir la bouche. Elle y rĂ©ussit enfin, et parvint Ă avaler une partie du morceau de la main gauche.
âVoilĂ enfin ma tĂȘte libre,â dit Alice dâun ton joyeux qui se changea bientĂŽt en cris dâĂ©pouvante, quand elle sâaperçut de lâabsence de ses Ă©paules. Tout ce quâelle pouvait voir en regardant en bas, câĂ©tait un cou long Ă nâen plus finir qui semblait se dresser comme une tige, du milieu dâun ocĂ©an de verdure sâĂ©tendant bien loin au-dessous dâelle.
âQuâest-ce que câest que toute cette verdure?â dit Alice. âEt oĂč donc sont mes Ă©paules? Oh! mes pauvres mains! Comment se fait-il que je ne puis vous voir?â Tout en parlant elle agitait les mains, mais il nâen rĂ©sulta quâun petit mouvement au loin parmi les feuilles vertes.
Comme elle ne trouvait pas le moyen de porter ses mains Ă sa tĂȘte, elle tĂącha de porter sa tĂȘte Ă ses mains, et sâaperçut avec joie que son cou se repliait avec aisance de tous cĂŽtĂ©s comme un serpent. Elle venait de rĂ©ussir Ă le plier en un gracieux zigzag, et allait plonger parmi les feuilles, qui Ă©taient tout simplement le haut des arbres sous lesquels elle avait errĂ©, quand un sifflement aigu la força de reculer promptement; un gros pigeon venait de lui voler Ă la figure, et lui donnait de grands coups dâailes.
âSerpent!â criait le Pigeon.
âJe ne suis pas un serpent,â dit Alice, avec indignation. âLaissez-moi tranquille.â
âSerpent! Je le rĂ©pĂšte,â dit le Pigeon, mais dâun ton plus doux; puis il continua avec une espĂšce de sanglot: âJâai essayĂ© de toutes les façons, rien ne semble les satisfaire.â
âJe nâai pas la moindre idĂ©e de ce que vous voulez dire,â rĂ©pondit Alice.
âJâai essayĂ© des racines dâarbres; jâai essayĂ© des talus; jâai essayĂ© des haies,â continua le Pigeon sans faire attention Ă elle. âMais ces serpents! il nây a pas moyen de les satisfaire.â
Alice Ă©tait de plus en plus intriguĂ©e, mais elle pensa que ce nâĂ©tait pas la peine de rien dire avant que le Pigeon eĂ»t fini de parler.
âJe nâai donc pas assez de mal Ă couver mes Ćufs,â dit le Pigeon. âIl faut encore que je guette les serpents nuit et jour. Je nâai pas fermĂ© lâĆil depuis trois semaines!â
âJe suis fĂąchĂ©e que vous ayez Ă©tĂ© tourmentĂ©,â dit Alice, qui commençait Ă comprendre.
âAu moment oĂč je venais de choisir lâarbre le plus haut de la forĂȘt,â continua le Pigeon en Ă©levant la voix jusquâĂ crier,ââau moment oĂč je me figurais que jâallais en ĂȘtre enfin dĂ©barrassĂ©, les voilĂ qui tombent du ciel âen replis tortueux.â Oh! le vilain serpent!â
âMais je ne suis pas un serpent,â dit Alice. âJe suis uneââ Je suisâââ
âEh bien! quâĂȘtes-vous!â dit le Pigeon. âJe vois que vous cherchez Ă inventer quelque chose.â
âJeââ je suis une petite fille,â rĂ©pondit Alice avec quelque hĂ©sitation, car elle se rappelait combien de changements elle avait Ă©prouvĂ©s ce jour-lĂ .
âVoilĂ une histoire bien vraisemblable!â dit le Pigeon dâun air de profond mĂ©pris. âJâai vu bien des petites filles dans mon temps, mais je nâen ai jamais vu avec un cou comme cela. Non, non; vous ĂȘtes un serpent; il est inutile de le nier. Vous allez sans doute me dire que vous nâavez jamais mangĂ© dâĆufs.â
âSi fait, jâai mangĂ© des Ćufs,â dit Alice, qui ne savait pas mentir; âmais vous savez que les petites filles mangent des Ćufs aussi bien que les serpents.â
âJe nâen crois rien,â dit le Pigeon, âmais sâil en est ainsi, elles sont une espĂšce de serpent; câest tout ce que jâai Ă vous dire.â
Cette idĂ©e Ă©tait si nouvelle pour Alice quâelle resta muette pendant une ou deux minutes, ce qui donna au Pigeon le temps dâajouter: âVous cherchez des Ćufs, ça jâen suis bien sĂ»r, et alors que mâimporte que vous soyez une petite fille ou un serpent?â
âCela mâimporte beaucoup Ă moi,â dit Alice vivement; âmais je ne cherche pas dâĆufs justement, et quand mĂȘme jâen chercherais je ne voudrais pas des vĂŽtres; je ne les aime pas crus.â
âEh bien! allez-vous-en alors,â dit le Pigeon dâun ton boudeur en se remettant dans son nid. Alice se glissa parmi les arbres du mieux quâelle put en se baissant, car son cou sâentortillait dans les branches, et Ă chaque instant il lui fallait sâarrĂȘter et le dĂ©sentortiller. Au bout de quelque temps, elle se rappela quâelle tenait encore dans ses mains les morceaux de champignon, et elle se mit Ă lâĆuvre avec grand soin, grignotant tantĂŽt lâun, tantĂŽt lâautre, et tantĂŽt grandissant, tantĂŽt rapetissant, jusquâĂ ce quâenfin elle parvint Ă se ramener Ă sa grandeur naturelle.
Il y avait si longtemps quâelle nâavait Ă©tĂ© dâune taille raisonnable que cela lui parut dâabord tout drĂŽle, mais elle finit par sây accoutumer, et commença Ă se parler Ă elle-mĂȘme, comme dâhabitude. âAllons, voilĂ maintenant la moitiĂ© de mon projet exĂ©cutĂ©. Comme tous ces changements sont embarrassants! Je ne suis jamais sĂ»re de ce que je vais devenir dâune minute Ă lâautre. Toutefois, je suis redevenue de la bonne grandeur; il me reste maintenant Ă pĂ©nĂ©trer dans ce magnifique jardin. Comment faire?â En disant ces mots elle arriva tout Ă coup Ă une clairiĂšre, oĂč se trouvait une maison dâenviron quatre pieds de haut. âQuels que soient les gens qui demeurent lĂ ,â pensa Alice, âil ne serait pas raisonnable de se prĂ©senter Ă eux grande comme je suis. Ils deviendraient fous de frayeur.â Elle se mit de nouveau Ă grignoter le morceau quâelle tenait dans sa main droite, et ne sâaventura pas prĂšs de la maison avant dâavoir rĂ©duit sa taille Ă neuf pouces.
Chapitre 6: Porc Et Poivre
ALICE resta une ou deux minutes Ă regarder Ă la porte; elle se demandait ce quâil fallait faire, quand tout Ă coup un laquais en livrĂ©e sortit du bois en courant. (Elle le prit pour un laquais Ă cause de sa livrĂ©e; sans cela, Ă nâen juger que par la figure, elle lâaurait pris pour un poisson.) Il frappa fortement avec son doigt Ă la porte. Elle fut ouverte par un autre laquais en livrĂ©e qui avait la face toute ronde et de gros yeux comme une grenouille. Alice remarqua que les deux laquais avaient les cheveux poudrĂ©s et tout frisĂ©s. Elle se sentit piquĂ©e de curiositĂ©, et, voulant savoir ce que tout cela signifiait, elle se glissa un peu en dehors du bois afin dâĂ©couter.

Le Laquais-Poisson prit de dessous son bras une lettre Ă©norme, presque aussi grande que lui, et la prĂ©senta au Laquais-Grenouille en disant dâun ton solennel: âPour Madame la Duchesse, une invitation de la Reine Ă une partie de croquet.â Le Laquais-Grenouille rĂ©pĂ©ta sur le mĂȘme ton solennel, en changeant un peu lâordre des mots: âDe la part de la Reine une invitation pour Madame la Duchesse Ă une partie de croquet;â puis tous deux se firent un profond salut et les boucles de leurs chevelures sâentremĂȘlĂšrent.
Cela fit tellement rire Alice quâelle eut Ă rentrer bien vite dans le bois de peur dâĂȘtre entendue; et quand elle avança la tĂȘte pour regarder de nouveau, le Laquais-Poisson Ă©tait parti, et lâautre Ă©tait assis par terre prĂšs de la route, regardant niaisement en lâair.
Alice sâapprocha timidement de la porte et frappa.
âCela ne sert Ă rien du tout de frapper,â dit le Laquais, âet cela pour deux raisons: premiĂšrement, parce que je suis du mĂȘme cĂŽtĂ© de la porte que vous; deuxiĂšmement, parce quâon fait lĂ -dedans un tel bruit que personne ne peut vous entendre.â En effet, il se faisait dans lâintĂ©rieur un bruit extraordinaire, des hurlements et des Ă©ternuements continuels, et de temps Ă autre un grand fracas comme si on brisait de la vaisselle.
âEh bien! comment puis-je entrer, sâil vous plaĂźt?â demanda Alice.
âIl y aurait quelque bon sens Ă frapper Ă cette porte,â continua le Laquais sans lâĂ©couter, âsi nous avions la porte entre nous deux. Par exemple, si vous Ă©tiez Ă lâintĂ©rieur vous pourriez frapper et je pourrais vous laisser sortir.â Il regardait en lâair tout le temps quâil parlait, et Alice trouvait cela trĂšs-impoli. âMais peut-ĂȘtre ne peut-il pas sâen empĂȘcher,â dit-elle; âil a les yeux presque sur le sommet de la tĂȘte. Dans tous les cas il pourrait bien rĂ©pondre Ă mes questions,âComment faire pour entrer?â rĂ©pĂ©ta-t-elle tout haut.
âJe vais rester assis ici,â dit le Laquais, âjusquâĂ demainâââ
Au mĂȘme instant la porte de la maison sâouvrit, et une grande assiette vola tout droit dans la direction de la tĂȘte du Laquais; elle lui effleura le nez, et alla se briser contre un arbre derriĂšre lui.
âââ ou le jour suivant peut-ĂȘtre,â continua le Laquais sur le mĂȘme ton, tout comme si rien nâĂ©tait arrivĂ©.
âComment faire pour entrer?â redemanda Alice en Ă©levant la voix.
âMais devriez-vous entrer?â dit le Laquais. âCâest ce quâil faut se demander, nâest-ce pas?â
Bien certainement, mais Alice trouva mauvais quâon le lui dĂźt. âCâest vraiment terrible,â murmura-t-elle, âde voir la maniĂšre dont ces gens-lĂ discutent, il y a de quoi rendre fou.â
Le Laquais trouva lâoccasion bonne pour rĂ©pĂ©ter son observation avec des variantes. âJe resterai assis ici,â dit-il, âlâun dans lâautre, pendant des jours et des jours!â
âMais que faut-il que je fasse?â dit Alice.
âTout ce que vous voudrez,â dit le Laquais; et il se mit Ă siffler.
âOh! ce nâest pas la peine de lui parler,â dit Alice, dĂ©sespĂ©rĂ©e; âcâest un parfait idiot.â Puis elle ouvrit la porte et entra.

La porte donnait sur une grande cuisine qui Ă©tait pleine de fumĂ©e dâun bout Ă lâautre. La Duchesse Ă©tait assise sur un tabouret Ă trois pieds, au milieu de la cuisine, et dorlotait un bĂ©bĂ©; la cuisiniĂšre, penchĂ©e sur le feu, brassait quelque chose dans un grand chaudron qui paraissait rempli de soupe.
âBien sĂ»r, il y a trop de poivre dans la soupe,â se dit Alice, tout empĂȘchĂ©e par les Ă©ternuements.
Il y en avait certainement trop dans lâair. La Duchesse elle-mĂȘme Ă©ternuait de temps en temps, et quant au bĂ©bĂ© il Ă©ternuait et hurlait alternativement sans aucune interruption. Les deux seules crĂ©atures qui nâĂ©ternuassent pas, Ă©taient la cuisiniĂšre et un gros chat assis sur lâĂątre et dont la bouche grimaçante Ă©tait fendue dâune oreille Ă lâautre.
âPourriez-vous mâapprendre,â dit Alice un peu timidement, car elle ne savait pas sâil Ă©tait bien convenable quâelle parlĂąt la premiĂšre, âpourquoi votre chat grimace ainsi?â
âCâest un Grimaçon,â dit la Duchesse; âvoilĂ pourquoi.âPorc!â
Elle prononça ce dernier mot si fort et si subitement quâAlice en frĂ©mit. Mais elle comprit bientĂŽt que cela sâadressait au bĂ©bĂ© et non pas Ă elle; elle reprit donc courage et continua:
âJâignorais quâil y eĂ»t des chats de cette espĂšce. Au fait jâignorais quâun chat pĂ»t grimacer.â
âIls le peuvent tous,â dit la Duchesse; âet la plupart le font.â
âJe nâen connais pas un qui grimace,â dit Alice poliment, bien contente dâĂȘtre entrĂ©e en conversation.
âLe fait est que vous ne savez pas grandâchose,â dit la Duchesse.
Le ton sur lequel fut faite cette observation ne plut pas du tout Ă Alice, et elle pensa quâil serait bon de changer la conversation. Tandis quâelle cherchait un autre sujet, la cuisiniĂšre retira de dessus le feu le chaudron plein de soupe, et se mit aussitĂŽt Ă jeter tout ce qui lui tomba sous la main Ă la Duchesse et au bĂ©bĂ©âla pelle et les pincettes dâabord, Ă leur suite vint une pluie de casseroles, dâassiettes et de plats. La Duchesse nây faisait pas la moindre attention, mĂȘme quand elle en Ă©tait atteinte, et lâenfant hurlait dĂ©jĂ si fort auparavant quâil Ă©tait impossible de savoir si les coups lui faisaient mal ou non.
âOh! je vous en prie, prenez garde Ă ce que vous faites,â criait Alice, sautant çà et lĂ et en proie Ă la terreur. âOh! son cher petit nez!â Une casserole dâune grandeur peu ordinaire venait de voler tout prĂšs du bĂ©bĂ©, et avait failli lui emporter le nez.
âSi chacun sâoccupait de ses affaires,â dit la Duchesse avec un grognement rauque, âle monde nâen irait que mieux.â
âCe qui ne serait guĂšre avantageux,â dit Alice, enchantĂ©e quâil se prĂ©sentĂąt une occasion de montrer un peu de son savoir. âSongez Ă ce que deviendraient le jour et la nuit; vous voyez bien, la terre met vingt-quatre heures Ă faire sa rĂ©volution.â
âAh! vous parlez de faire des rĂ©volutions!â dit la Duchesse. âQuâon lui coupe la tĂȘte!â
Alice jeta un regard inquiet sur la cuisiniĂšre pour voir si elle allait obĂ©ir; mais la cuisiniĂšre Ă©tait tout occupĂ©e Ă brasser la soupe et paraissait ne pas Ă©couter. Alice continua donc: âVingt-quatre heures, je crois, ou bien douze? Je penseâââ
âOh! laissez-moi la paix,â dit la Duchesse, âje nâai jamais pu souffrir les chiffres.â Et lĂ -dessus elle recommença Ă dorloter son enfant, lui chantant une espĂšce de chanson pour lâendormir et lui donnant une forte secousse au bout de chaque vers.
âGrondez-moi ce vilain garçon!
Battez-le quand il éternue;
A vous taquiner, sans façon
Le mĂ©chant enfant sâĂ©vertue.â
Refrain
(que reprirent en chĆur la cuisiniĂšre et le bĂ©bĂ©).
âBrou, Brou, Brou!â (bis.)
En chantant le second couplet de la chanson la Duchesse faisait sauter le bĂ©bĂ© et le secouait violemment, si bien que le pauvre petit ĂȘtre hurlait au point quâAlice put Ă peine entendre ces mots:
âOui, oui, je mâen vais le gronder,
Et le battre, sâil Ă©ternue;
Car bientĂŽt Ă savoir poivrer,
Je veux que lâenfant sâhabitue.â
Refrain.
âBrou, Brou, Brou!â (bis.)
âTenez, vous pouvez le dorloter si vous voulez!â dit la Duchesse Ă Alice: et Ă ces mots elle lui jeta le bĂ©bĂ©. âIl faut que jâaille mâapprĂȘter pour aller jouer au croquet avec la Reine.â Et elle se prĂ©cipita hors de la chambre. La cuisiniĂšre lui lança une poĂȘle comme elle sâen allait, mais elle la manqua tout juste.
Alice eut de la peine Ă attraper le bĂ©bĂ©. CâĂ©tait un petit ĂȘtre dâune forme Ă©trange qui tenait ses bras et ses jambes Ă©tendus dans toutes les directions; âTout comme une Ă©toile de mer,â pensait Alice. La pauvre petite crĂ©ature ronflait comme une machine Ă vapeur lorsquâelle lâattrapa, et ne cessait de se plier en deux, puis de sâĂ©tendre tout droit, de sorte quâavec tout cela, pendant les premiers instants, câest tout ce quâelle pouvait faire que de le tenir.
SitĂŽt quâelle eut trouvĂ© le bon moyen de le bercer, (qui Ă©tait dâen faire une espĂšce de nĆud, et puis de le tenir fermement par lâoreille droite et le pied gauche afin de lâempĂȘcher de se dĂ©nouer,) elle le porta dehors en plein air. âSi je nâemporte pas cet enfant avec moi,â pensa Alice, âils le tueront bien sĂ»r un de ces jours. Ne serait-ce pas un meurtre de lâabandonner?â Elle dit ces derniers mots Ă haute voix, et la petite crĂ©ature rĂ©pondit en grognant (elle avait cessĂ© dâĂ©ternuer alors). âNe grogne pas ainsi,â dit Alice; âce nâest pas lĂ du tout une bonne maniĂšre de sâexprimer.â

Le bĂ©bĂ© grogna de nouveau. Alice le regarda au visage avec inquiĂ©tude pour voir ce quâil avait. Sans contredit son nez Ă©tait trĂšs-retroussĂ©, et ressemblait bien plutĂŽt Ă un groin quâĂ un vrai nez. Ses yeux aussi devenaient trĂšs-petits pour un bĂ©bĂ©. Enfin Alice ne trouva pas du tout de son goĂ»t lâaspect de ce petit ĂȘtre. âMais peut-ĂȘtre sanglotait-il tout simplement,â pensa-t-elle, et elle regarda de nouveau les yeux du bĂ©bĂ© pour voir sâil nây avait pas de larmes. âSi tu vas te changer en porc,â dit Alice trĂšs-sĂ©rieusement, âje ne veux plus rien avoir Ă faire avec toi. Fais-y bien attention!â
La pauvre petite créature sanglota de nouveau, ou grogna (il était impossible de savoir lequel des deux), et ils continuÚrent leur chemin un instant en silence.
Alice commençait Ă dire en elle-mĂȘme, âMais, que faire de cette crĂ©ature quand je lâaurai portĂ©e Ă la maison?â lorsquâil grogna de nouveau si fort quâelle regarda sa figure avec quelque inquiĂ©tude. Cette fois il nây avait pas Ă sây tromper, câĂ©tait un porc, ni plus ni moins, et elle comprit quâil serait ridicule de le porter plus loin.
Elle dĂ©posa donc par terre le petit animal, et se sentit toute soulagĂ©e de le voir trotter tranquillement vers le bois. âSâil avait grandi,â se dit-elle, âil serait devenu un bien vilain enfant; tandis quâil fait un assez joli petit porc, il me semble.â Alors elle se mit Ă penser Ă dâautres enfants quâelle connaissait et qui feraient dâassez jolis porcs, si seulement on savait la maniĂšre de sây prendre pour les mĂ©tamorphoser. Elle Ă©tait en train de faire ces rĂ©flexions, lorsquâelle tressaillit en voyant tout Ă coup le Chat assis Ă quelques pas de lĂ sur la branche dâun arbre.
Le Chat grimaça en apercevant Alice. Elle trouva quâil avait lâair bon enfant, et cependant il avait de trĂšs-longues griffes et une grande rangĂ©e de dents; aussi comprit-elle quâil fallait le traiter avec respect.
âGrimaçon!â commença-t-elle un peu timidement, ne sachant pas du tout si cette familiaritĂ© lui serait agrĂ©able; toutefois il ne fit quâallonger sa grimace.
âAllons, il est content jusquâĂ prĂ©sent,â pensa Alice, et elle continua: âDites-moi, je vous prie, de quel cĂŽtĂ© faut-il me diriger?â
âCela dĂ©pend beaucoup de lâendroit oĂč vous voulez aller,â dit le Chat.
âCela mâest assez indiffĂ©rent,â dit Alice.
âAlors peu importe de quel cĂŽtĂ© vous irez,â dit le Chat.
âPourvu que jâarrive quelque part,â ajouta Alice en explication.
âCela ne peut manquer, pourvu que vous marchiez assez longtemps.â
Alice comprit que cela Ă©tait incontestable; elle essaya donc dâune autre question: âQuels sont les gens qui demeurent par ici?â
âDe ce cĂŽtĂ©-ci,â dit le Chat, dĂ©crivant un cercle avec sa patte droite, âdemeure un chapelier; de ce cĂŽtĂ©-lĂ ,â faisant de mĂȘme avec sa patte gauche, âdemeure un liĂšvre. Allez voir celui que vous voudrez, tous deux sont fous.â

âMais je ne veux pas frĂ©quenter des fous,â fit observer Alice.
âVous ne pouvez pas vous en dĂ©fendre, tout le monde est fou ici. Je suis fou, vous ĂȘtes folle.â
âComment savez-vous que je suis folle?â dit Alice.
âVous devez lâĂȘtre,â dit le Chat, âsans cela vous ne seriez pas venue ici.â
Alice pensa que cela ne prouvait rien. Toutefois elle continua: âEt comment savez-vous que vous ĂȘtes fou?â
âDâabord,â dit le Chat, âun chien nâest pas fou: vous convenez de cela.â
âJe le suppose,â dit Alice.
âEh bien!â continua le Chat, âun chien grogne quand il se fĂąche, et remue la queue lorsquâil est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je me fĂąche. Donc je suis fou.â
âJâappelle cela faire le rouet, et non pas grogner,â dit Alice.
âAppelez cela comme vous voudrez,â dit le Chat. âJouez-vous au croquet avec la Reine aujourdâhui?â
âCela me ferait grand plaisir,â dit Alice, âmais je nâai pas Ă©tĂ© invitĂ©e.â
âVous mây verrez,â dit le Chat; et il disparut.
Alice ne fut pas trĂšs-Ă©tonnĂ©e, tant elle commençait Ă sâhabituer aux Ă©vĂ©nements extraordinaires. Tandis quâelle regardait encore lâendroit que le Chat venait de quitter, il reparut tout Ă coup.
âA propos, quâest devenu le bĂ©bĂ©? Jâallais oublier de le demander.â
âIl a Ă©tĂ© changĂ© en porc,â dit tranquillement Alice, comme si le Chat Ă©tait revenu dâune maniĂšre naturelle.
âJe mâen doutais,â dit le Chat; et il disparut de nouveau.
Alice attendit quelques instants, espĂ©rant presque le revoir, mais il ne reparut pas; et une ou deux minutes aprĂšs, elle continua son chemin dans la direction oĂč on lui avait dit que demeurait le LiĂšvre. âJâai dĂ©jĂ vu des chapeliers,â se dit-elle; âle LiĂšvre sera de beaucoup le plus intĂ©ressant.â A ces mots elle leva les yeux, et voilĂ que le Chat Ă©tait encore lĂ assis sur une branche dâarbre.
âMâavez-vous dit porc, ou porte?â demanda le Chat.
âJâai dit porc,â rĂ©pĂ©ta Alice. âNe vous amusez donc pas Ă paraĂźtre et Ă disparaĂźtre si subitement, vous faites tourner la tĂȘte aux gens.â
âCâest bon,â dit le Chat, et cette fois il sâĂ©vanouit tout doucement Ă commencer par le bout de la queue, et finissant par sa grimace qui demeura quelque temps aprĂšs que le reste fut disparu.
âCertes,â pensa Alice, âjâai souvent vu un chat sans grimace, mais une grimace sans chat, je nâai jamais de ma vie rien vu de si drĂŽle.â
Elle ne fit pas beaucoup de chemin avant dâarriver devant la maison du LiĂšvre. Elle pensa que ce devait bien ĂȘtre lĂ la maison, car les cheminĂ©es Ă©taient en forme dâoreilles et le toit Ă©tait couvert de fourrure. La maison Ă©tait si grande quâelle nâosa sâapprocher avant dâavoir grignotĂ© encore un peu du morceau de champignon quâelle avait dans la main gauche, et dâavoir atteint la taille de deux pieds environ; et mĂȘme alors elle avança timidement en se disant: âSi aprĂšs tout il Ă©tait fou furieux! Je voudrais presque avoir Ă©tĂ© faire visite au Chapelier plutĂŽt que dâĂȘtre venue ici.â
Chapitre 7: Un Thé De Fous
IL y avait une table servie sous un arbre devant la maison, et le LiĂšvre y prenait le thĂ© avec le Chapelier. Un Loir profondĂ©ment endormi Ă©tait assis entre les deux autres qui sâen servaient comme dâun coussin, le coude appuyĂ© sur lui et causant par-dessus sa tĂȘte. âBien gĂȘnant pour le Loir,â pensa Alice. âMais comme il est endormi je suppose que cela lui est Ă©gal.â
Bien que la table fĂ»t trĂšs-grande, ils Ă©taient tous trois serrĂ©s lâun contre lâautre Ă un des coins. âIl nây a pas de place! Il nây a pas de place!â criĂšrent-ils en voyant Alice. âIl y a abondance de place,â dit Alice indignĂ©e, et elle sâassit dans un large fauteuil Ă lâun des bouts de la table.

âPrenez donc du vin,â dit le LiĂšvre dâun ton engageant.
Alice regarda tout autour de la table, mais il nây avait que du thĂ©. âJe ne vois pas de vin,â fit-elle observer.
âIl nây en a pas,â dit le LiĂšvre.
âEn ce cas il nâĂ©tait pas trĂšs-poli de votre part de mâen offrir,â dit Alice dâun ton fĂąchĂ©.
âIl nâĂ©tait pas non plus trĂšs-poli de votre part de vous mettre Ă table avant dây ĂȘtre invitĂ©e,â dit le LiĂšvre.
âJâignorais que ce fĂ»t votre table,â dit Alice. âIl y a des couverts pour bien plus de trois convives.â
âVos cheveux ont besoin dâĂȘtre coupĂ©s,â dit le Chapelier. Il avait considĂ©rĂ© Alice pendant quelque temps avec beaucoup de curiositĂ©, et ce fut la premiĂšre parole quâil lui adressa.
âVous devriez apprendre Ă ne pas faire de remarques sur les gens; câest trĂšs-grossier,â dit Alice dâun ton sĂ©vĂšre.
A ces mots le Chapelier ouvrit de grands yeux; mais il se contenta de dire: âPourquoi une pie ressemble-t-elle Ă un pupitre?â
âBon! nous allons nous amuser,â pensa Alice. âJe suis bien aise quâils se mettent Ă demander des Ă©nigmes. Je crois pouvoir deviner cela,â ajouta-t-elle tout haut.
âVoulez-vous dire que vous croyez pouvoir trouver la rĂ©ponse?â dit le LiĂšvre.
âPrĂ©cisĂ©ment,â rĂ©pondit Alice.
âAlors vous devriez dire ce que vous voulez dire,â continua le LiĂšvre.
âCâest ce que je fais,â rĂ©pliqua vivement Alice.
âDu moinsââje veux dire ce que je dis; câest la mĂȘme chose, nâest-ce pas?â
âCe nâest pas du tout la mĂȘme chose,â dit le Chapelier. âVous pourriez alors dire tout aussi bien que: âJe vois ce que je mange,â est la mĂȘme chose que: âJe mange ce que je vois.ââ
âVous pourriez alors dire tout aussi bien,â ajouta le LiĂšvre, âque: âJâaime ce quâon me donne,â est la mĂȘme chose que: âOn me donne ce que jâaime.ââ
âVous pourriez dire tout aussi bien,â ajouta le Loir, qui paraissait parler tout endormi, âque: âJe respire quand je dors,â est la mĂȘme chose que: âJe dors quand je respire.ââ
âCâest en effet tout un pour vous,â dit le Chapelier. Sur ce, la conversation tomba et il se fit un silence de quelques minutes. Pendant ce temps, Alice repassa dans son esprit tout ce quâelle savait au sujet des pies et des pupitres; ce qui nâĂ©tait pas grandâchose.
Le Chapelier rompit le silence le premier. âQuel quantiĂšme du mois sommes-nous?â dit-il en se tournant vers Alice. Il avait tirĂ© sa montre de sa poche et la regardait dâun air inquiet, la secouant de temps Ă autre et lâapprochant de son oreille.
Alice rĂ©flĂ©chit un instant et rĂ©pondit: âLe quatre.â
âElle est de deux jours en retard,â dit le Chapelier avec un soupir. âJe vous disais bien que le beurre ne vaudrait rien au mouvement!â ajouta-t-il en regardant le LiĂšvre avec colĂšre.
âCâĂ©tait tout ce quâil y avait de plus fin en beurre,â dit le LiĂšvre humblement.
âOui, mais il faut quâil y soit entrĂ© des miettes de pain,â grommela le Chapelier. âVous nâauriez pas dĂ» vous servir du couteau au pain pour mettre le beurre.â
Le LiĂšvre prit la montre et la contempla tristement, puis la trempa dans sa tasse, la contempla de nouveau, et pourtant ne trouva rien de mieux Ă faire que de rĂ©pĂ©ter sa premiĂšre observation: âCâĂ©tait tout ce quâil y avait de plus fin en beurre.â
Alice avait regardĂ© par-dessus son Ă©paule avec curiositĂ©: âQuelle singuliĂšre montre!â dit-elle. âElle marque le quantiĂšme du mois, et ne marque pas lâheure quâil est!â
âEt pourquoi marquerait-elle lâheure?â murmura le Chapelier. âVotre montre marque-t-elle dans quelle annĂ©e vous ĂȘtes?â
âNon, assurĂ©ment!â rĂ©pliqua Alice sans hĂ©siter. âMais câest parce quâelle reste Ă la mĂȘme annĂ©e pendant si longtemps.â
âTout comme la mienne,â dit le Chapelier.
Alice se trouva fort embarrassĂ©e. Lâobservation du Chapelier lui paraissait nâavoir aucun sens; et cependant la phrase Ă©tait parfaitement correcte. âJe ne vous comprends pas bien,â dit-elle, aussi poliment que possible.
âLe Loir est rendormi,â dit le Chapelier; et il lui versa un peu de thĂ© chaud sur le nez.
Le Loir secoua la tĂȘte avec impatience, et dit, sans ouvrir les yeux: âSans doute, sans doute, câest justement ce que jâallais dire.â
âAvez-vous devinĂ© lâĂ©nigme?â dit le Chapelier, se tournant de nouveau vers Alice.
âNon, jây renonce,â rĂ©pondit Alice; âquelle est la rĂ©ponse?â
âJe nâen ai pas la moindre idĂ©e,â dit le Chapelier.
âNi moi non plus,â dit le LiĂšvre.
Alice soupira dâennui. âIl me semble que vous pourriez mieux employer le temps,â dit-elle, âet ne pas le gaspiller Ă proposer des Ă©nigmes qui nâont point de rĂ©ponses.â
âSi vous connaissiez le Temps aussi bien que moi,â dit le Chapelier, âvous ne parleriez pas de le gaspiller. On ne gaspille pas quelquâun.â
âJe ne vous comprends pas,â dit Alice.
âJe le crois bien,â rĂ©pondit le Chapelier, en secouant la tĂȘte avec mĂ©pris; âje parie que vous nâavez jamais parlĂ© au Temps.â
âCela se peut bien,â rĂ©pliqua prudemment Alice, âmais je lâai souvent mal employĂ©.â
âAh! voilĂ donc pourquoi! Il nâaime pas cela,â dit le Chapelier. âMais si seulement vous saviez le mĂ©nager, il ferait de la pendule tout ce que vous voudriez. Par exemple, supposons quâil soit neuf heures du matin, lâheure de vos leçons, vous nâauriez quâĂ dire tout bas un petit mot au Temps, et lâaiguille partirait en un clin dâĆil pour marquer une heure et demie, lâheure du dĂźner.â
(âJe le voudrais bien,â dit tout bas le LiĂšvre.)
âCela serait trĂšs-agrĂ©able, certainement,â dit Alice dâun air pensif; âmais alorsââ je nâaurais pas encore faim, comprenez donc.â
âPeut-ĂȘtre pas dâabord,â dit le Chapelier; âmais vous pourriez retenir lâaiguille Ă une heure et demie aussi longtemps que vous voudriez.â
âEst-ce comme cela que vous faites, vous?â demanda Alice.
Le Chapelier secoua tristement la tĂȘte.
âHĂ©las! non,â rĂ©pondit-il, ânous nous sommes querellĂ©s au mois de mars dernier, un peu avant quâil devĂźnt fou.â (Il montrait le LiĂšvre du bout de sa cuiller.) CâĂ©tait Ă un grand concert donnĂ© par la Reine de CĆur, et jâeus Ă chanter:

âAh! vous dirai-je, ma sĆur,
Ce qui cause ma douleur!â
âVous connaissez peut-ĂȘtre cette chanson?â
âJâai entendu chanter quelque chose comme ça,â dit Alice.
âVous savez la suite,â dit le Chapelier; et il continua:
âCâest que jâavais des dragĂ©es,
Et que je les ai mangĂ©es.â
Ici le Loir se secoua et se mit Ă chanter, tout en dormant: âEt que je les ai mangĂ©es, mangĂ©es, mangĂ©es, mangĂ©es, mangĂ©es,â si longtemps, quâil fallĂ»t le pincer pour le faire taire.
âEh bien, jâavais Ă peine fini le premier couplet,â dit le Chapelier, âque la Reine hurla: âAh! câest comme ça que vous tuez le temps! Quâon lui coupe la tĂȘte!ââ
âQuelle cruautĂ©!â sâĂ©cria Alice.
âEt, depuis lors,â continua le Chapelier avec tristesse, âle Temps ne veut rien faire de ce que je lui demande. Il est toujours six heures maintenant.â
Une brillante idĂ©e traversa lâesprit dâAlice. âEst-ce pour cela quâil y a tant de tasses Ă thĂ© ici?â demanda-t-elle.
âOui, câest cela,â dit le Chapelier avec un soupir; âil est toujours lâheure du thĂ©, et nous nâavons pas le temps de laver la vaisselle dans lâintervalle.â
âAlors vous faites tout le tour de la table, je suppose?â dit Alice.
âJustement,â dit le Chapelier, âĂ mesure que les tasses ont servi.â
âMais, quâarrive-t-il lorsque vous vous retrouvez au commencement?â se hasarda de dire Alice.
âSi nous changions de conversation,â interrompit le LiĂšvre en bĂąillant; âcelle-ci commence Ă me fatiguer. Je propose que la petite demoiselle nous conte une histoire.â
âJâai bien peur de nâen pas savoir,â dit Alice, que cette proposition alarmait un peu.
âEh bien, le Loir va nous en dire une,â criĂšrent-ils tous deux. âAllons, Loir, rĂ©veillez-vous!â et ils le pincĂšrent des deux cĂŽtĂ©s Ă la fois.
Le Loir ouvrit lentement les yeux. âJe ne dormais pas,â dit-il dâune voix faible et enrouĂ©e. âJe nâai pas perdu un mot de ce que vous avez dit, vous autres.â
âRacontez-nous une histoire,â dit le LiĂšvre.
âAh! Oui, je vous en prie,â dit Alice dâun ton suppliant.
âEt faites vite,â ajouta le Chapelier, âsans cela vous allez vous rendormir avant de vous mettre en train.â
âIl y avait une fois trois petites sĆurs,â commença bien vite le Loir, âqui sâappelaient Elsie, Lacie, et Tillie, et elles vivaient au fond dâun puits.â
âDe quoi vivaient-elles?â dit Alice, qui sâintĂ©ressait toujours aux questions de boire ou de manger.
âElles vivaient de mĂ©lasse,â dit le Loir, aprĂšs avoir rĂ©flĂ©chi un instant.
âCe nâest pas possible, comprenez donc,â fit doucement observer Alice; âcela les aurait rendues malades.â
âEt en effet,â dit le Loir, âelles Ă©taient trĂšs-malades.â
Alice chercha Ă se figurer un peu lâeffet que produirait sur elle une maniĂšre de vivre si extraordinaire, mais cela lui parut trop embarrassant, et elle continua: âMais pourquoi vivaient-elles au fond dâun puits?â
âPrenez un peu plus de thĂ©,â dit le LiĂšvre Ă Alice avec empressement.
âJe nâen ai pas pris du tout,â rĂ©pondit Alice dâun air offensĂ©. âJe ne peux donc pas en prendre un peu plus.â
âVous voulez dire que vous ne pouvez pas en prendre moins,â dit le Chapelier. âIl est trĂšs-aisĂ© de prendre un peu plus que pas du tout.â
âOn ne vous a pas demandĂ© votre avis, Ă vous,â dit Alice.
âAh! qui est-ce qui se permet de faire des observations?â demanda le Chapelier dâun air triomphant.
Alice ne savait pas trop que rĂ©pondre Ă cela. Aussi se servit-elle un peu de thĂ© et une tartine de pain et de beurre; puis elle se tourna du cĂŽtĂ© du Loir, et rĂ©pĂ©ta sa question. âPourquoi vivaient-elles au fond dâun puits?â
Le Loir rĂ©flĂ©chit de nouveau pendant quelques instants et dit: âCâĂ©tait un puits de mĂ©lasse.â
âIl nâen existe pas!â se mit Ă dire Alice dâun ton courroucĂ©. Mais le Chapelier et le LiĂšvre firent âChut! Chut!â et le Loir fit observer dâun ton bourru: âTĂąchez dâĂȘtre polie, ou finissez lâhistoire vous-mĂȘme.â
âNon, continuez, je vous prie,â dit Alice trĂšs-humblement. âJe ne vous interromprai plus; peut-ĂȘtre en existe-t-il un.â
âUn, vraiment!â dit le Loir avec indignation; toutefois il voulut bien continuer. âDonc, ces trois petites sĆurs, vous saurez quâelles faisaient tout ce quâelles pouvaient pour sâen tirer.â
âComment auraient-elles pu sâen tirer?â dit Alice, oubliant tout Ă fait sa promesse.
âCâest tout simpleâââ
âIl me faut une tasse propre,â interrompit le Chapelier. âAvançons tous dâune place.â
Il avançait tout en parlant, et le Loir le suivit; le LiĂšvre prit la place du Loir, et Alice prit, dâassez mauvaise grĂące, celle du LiĂšvre. Le Chapelier fut le seul qui gagnĂąt au change; Alice se trouva bien plus mal partagĂ©e quâauparavant, car le LiĂšvre venait de renverser le lait dans son assiette.
Alice, craignant dâoffenser le Loir, reprit avec circonspection: âMais je ne comprends pas; comment auraient-elles pu sâen tirer?â
âCâest tout simple,â dit le Chapelier. âQuand il y a de lâeau dans un puits, vous savez bien comment on en tire, nâest-ce pas? Eh bien! dâun puits de mĂ©lasse on tire de la mĂ©lasse, et quand il y a des petites filles dans la mĂ©lasse on les tire en mĂȘme temps; comprenez-vous, petite sotte?â
âPas tout Ă fait,â dit Alice, encore plus embarrassĂ©e par cette rĂ©ponse.
âAlors vous feriez bien de vous taire,â dit le Chapelier.
Alice trouva cette grossiĂšretĂ© un peu trop forte; elle se leva indignĂ©e et sâen alla. Le Loir sâendormit Ă lâinstant mĂȘme, et les deux autres ne prirent pas garde Ă son dĂ©part, bien quâelle regardĂąt en arriĂšre deux ou trois fois, espĂ©rant presque quâils la rappelleraient. La derniĂšre fois quâelle les vit, ils cherchaient Ă mettre le Loir dans la thĂ©iĂšre.

âA aucun prix je ne voudrais retourner auprĂšs de ces gens-lĂ ,â dit Alice, en cherchant son chemin Ă travers le bois. âCâest le thĂ© le plus ridicule auquel jâaie assistĂ© de ma vie!â
Comme elle disait cela, elle sâaperçut quâun des arbres avait une porte par laquelle on pouvait pĂ©nĂ©trer Ă lâintĂ©rieur. âVoilĂ qui est curieux,â pensa-t-elle. âMais tout est curieux aujourdâhui. Je crois que je ferai bien dâentrer tout de suite.â Elle entra.
Elle se retrouva encore dans la longue salle tout prĂšs de la petite table de verre.
âCette fois je mây prendrai mieux,â se dit-elle, et elle commença par saisir la petite clef dâor et par ouvrir la porte qui menait au jardin, et puis elle se mit Ă grignoter le morceau de champignon quâelle avait mis dans sa poche, jusquâĂ ce quâelle fĂ»t rĂ©duite Ă environ deux pieds de haut; elle prit alors le petit passage; et enfinââ elle se trouva dans le superbe jardin au milieu des brillants parterres et des fraĂźches fontaines.
Chapitre 8: Le Croquet De La Reine
UN grand rosier se trouvait Ă lâentrĂ©e du jardin; les roses quâil portait Ă©taient blanches, mais trois jardiniers Ă©taient en train de les peindre en rouge. Alice sâavança pour les regarder, et, au moment oĂč elle approchait, elle en entendit un qui disait: âFais donc attention, Cinq, et ne mâĂ©clabousse pas ainsi avec ta peinture.â
âCe nâest pas de ma faute,â dit Cinq dâun ton bourru, âcâest Sept qui mâa poussĂ© le coude.â
LĂ -dessus Sept leva les yeux et dit: âCâest cela, Cinq! Jetez toujours le blĂąme sur les autres!â
âVous feriez bien de vous taire, vous,â dit Cinq. âJâai entendu la Reine dire pas plus tard que hier que vous mĂ©ritiez dâĂȘtre dĂ©capitĂ©!â

âPourquoi donc cela?â dit celui qui avait parlĂ© le premier.
âCela ne vous regarde pas, Deux,â dit Sept.
âSi fait, cela le regarde,â dit Cinq; âet je vais le lui dire. Câest pour avoir apportĂ© Ă la cuisiniĂšre des oignons de tulipe au lieu dâoignons Ă manger.â
Sept jeta lĂ son pinceau et sâĂ©criait: âDe toutes les injusticesâââ lorsque ses regards tombĂšrent par hasard sur Alice, qui restait lĂ Ă les regarder, et il se retint tout Ă coup. Les autres se retournĂšrent aussi, et tous firent un profond salut.
âVoudriez-vous avoir la bontĂ© de me dire pourquoi vous peignez ces roses?â demanda Alice un peu timidement.
Cinq et Sept ne dirent rien, mais regardĂšrent Deux. Deux commença Ă voix basse: âLe fait est, voyez-vous, mademoiselle, quâil devrait y avoir ici un rosier Ă fleurs rouges, et nous en avons mis un Ă fleurs blanches, par erreur. Si la Reine sâen apercevait nous aurions tous la tĂȘte tranchĂ©e, vous comprenez. Aussi, mademoiselle, vous voyez que nous faisons de notre mieux avant quâelle vienne pourâââ
A ce moment Cinq, qui avait regardĂ© tout le temps avec inquiĂ©tude de lâautre cĂŽtĂ© du jardin, sâĂ©cria: âLa Reine! La Reine!â et les trois ouvriers se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt la face contre terre. Il se faisait un grand bruit de pas, et Alice se retourna, dĂ©sireuse de voir la Reine.
Dâabord venaient des soldats portant des piques; ils Ă©taient tous faits comme les jardiniers, longs et plats, les mains et les pieds aux coins; ensuite venaient les dix courtisans. Ceux-ci Ă©taient tous parĂ©s de carreaux de diamant et marchaient deux Ă deux comme les soldats. DerriĂšre eux venaient les enfants de la Reine; il y en avait dix, et les petits chĂ©rubins gambadaient joyeusement, se tenant par la main deux Ă deux; ils Ă©taient tous ornĂ©s de cĆurs. AprĂšs eux venaient les invitĂ©s, des rois et des reines pour la plupart. Dans le nombre, Alice reconnut le Lapin Blanc. Il avait lâair Ă©mu et agitĂ© en parlant, souriait Ă tout ce quâon disait, et passa sans faire attention Ă elle. Suivait le Valet de CĆur, portant la couronne sur un coussin de velours; et, fermant cette longue procession, LE ROI ET LA REINE DE CĆUR.
Alice ne savait pas au juste si elle devait se prosterner comme les trois jardiniers; mais elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler dâune pareille formalitĂ©. âEt dâailleurs Ă quoi serviraient les processions,â pensa-t-elle, âsi les gens avaient Ă se mettre la face contre terre de façon Ă ne pas les voir?â Elle resta donc debout Ă sa place et attendit.
Quand la procession fut arrivĂ©e en face dâAlice, tout le monde sâarrĂȘta pour la regarder, et la Reine dit sĂ©vĂšrement: âQui est-ce?â Elle sâadressait au Valet de CĆur, qui se contenta de saluer et de sourire pour toute rĂ©ponse.
âIdiot!â dit la Reine en rejetant la tĂȘte en arriĂšre avec impatience; et, se tournant vers Alice, elle continua: âVotre nom, petite?â
âJe me nomme Alice, sâil plaĂźt Ă Votre MajestĂ©,â dit Alice fort poliment. Mais elle ajouta en elle-mĂȘme: âCes gens-lĂ ne sont, aprĂšs tout, quâun paquet de cartes. Pourquoi en aurais-je peur?â
âEt qui sont ceux-ci?â dit la Reine, montrant du doigt les trois jardiniers Ă©tendus autour du rosier. Car vous comprenez que, comme ils avaient la face contre terre et que le dessin quâils avaient sur le dos Ă©tait le mĂȘme que celui des autres cartes du paquet, elle ne pouvait savoir sâils Ă©taient des jardiniers, des soldats, des courtisans, ou bien trois de ses propres enfants.
âComment voulez-vous que je le sache?â dit Alice avec un courage qui la surprit elle-mĂȘme. âCela nâest pas mon affaire Ă moi.â

La Reine devint pourpre de colĂšre; et aprĂšs lâavoir considĂ©rĂ©e un moment avec des yeux flamboyants comme ceux dâune bĂȘte fauve, elle se mit Ă crier: âQuâon lui coupe la tĂȘte!â
âQuelle idĂ©e!â dit Alice trĂšs-haut et dâun ton dĂ©cidĂ©. La Reine se tut.
Le Roi lui posa la main sur le bras, et lui dit timidement: âConsidĂ©rez donc, ma chĂšre amie, que ce nâest quâune enfant.â
La Reine lui tourna le dos avec colĂšre, et dit au Valet: âRetournez-les!â
Ce que fit le Valet trĂšs-soigneusement du bout du pied.
âDebout!â dit la Reine dâune voix forte et stridente. Les trois jardiniers se relevĂšrent Ă lâinstant et se mirent Ă saluer le Roi, la Reine, les jeunes princes, et tout le monde.
âFinissez!â cria la Reine. âVous mâĂ©tourdissez.â Alors, se tournant vers le rosier, elle continua: âQuâest-ce que vous faites donc lĂ ?â
âAvec le bon plaisir de Votre MajestĂ©,â dit Deux dâun ton trĂšs-humble, mettant un genou en terre, ânous tĂąchionsâââ
âJe le vois bien!â dit la Reine, qui avait pendant ce temps examinĂ© les roses. âQuâon leur coupe la tĂȘte!â Et la procession continua sa route, trois des soldats restant en arriĂšre pour exĂ©cuter les malheureux jardiniers, qui coururent se mettre sous la protection dâAlice.
âVous ne serez pas dĂ©capitĂ©s,â dit Alice; et elle les mit dans un grand pot Ă fleurs qui se trouvait prĂšs de lĂ . Les trois soldats errĂšrent de cĂŽtĂ© et dâautre, pendant une ou deux minutes, pour les chercher, puis sâen allĂšrent tranquillement rejoindre les autres.
âLeur a-t-on coupĂ© la tĂȘte?â cria la Reine.
âLeurs tĂȘtes nây sont plus, sâil plaĂźt Ă Votre MajestĂ©!â lui criĂšrent les soldats.
âCâest bien!â cria la Reine. âSavez-vous jouer au croquet?â
Les soldats ne soufflĂšrent mot, et regardĂšrent Alice, car, Ă©videmment, câĂ©tait Ă elle que sâadressait la question.
âOui,â cria Alice.
âEh bien, venez!â hurla la Reine; et Alice se joignit Ă la procession, fort curieuse de savoir ce qui allait arriver.
âIl fait un bien beau temps aujourdâhui,â dit une voix timide Ă cĂŽtĂ© dâelle. Elle marchait auprĂšs du Lapin Blanc, qui la regardait dâun Ćil inquiet.
âBien beau,â dit Alice. âOĂč est la Duchesse?â
âChut! Chut!â dit vivement le Lapin Ă voix basse et en regardant avec inquiĂ©tude par-dessus son Ă©paule. Puis il se leva sur la pointe des pieds, colla sa bouche Ă lâoreille dâAlice et lui souffla: âElle est condamnĂ©e Ă mort.â
âPour quelle raison?â dit Alice.
âAvez-vous dit: âquel dommage?ââ demanda le Lapin.
âNon,â dit Alice. âJe ne pense pas du tout que ce soit dommage. Jâai dit: âpour quelle raison?ââ
âElle a donnĂ© des soufflets Ă la Reine,â commença le Lapin. (Alice fit entendre un petit Ă©clat de rire.) âOh, chut!â dit tout bas le Lapin dâun ton effrayĂ©. âLa Reine va nous entendre! Elle est arrivĂ©e un peu tard, voyez-vous, et la Reine a ditâââ
âA vos places!â cria la Reine dâune voix de tonnerre, et les gens se mirent Ă courir dans toutes les directions, trĂ©buchant les uns contre les autres; toutefois, au bout de quelques instants chacun fut Ă sa place et la partie commença.

Alice nâavait de sa vie vu de jeu de croquet aussi curieux que celui-lĂ . Le terrain nâĂ©tait que billons et sillons; des hĂ©rissons vivants servaient de boules, et des flamants de maillets. Les soldats, courbĂ©s en deux, avaient Ă se tenir la tĂȘte et les pieds sur le sol pour former des arches.
Ce qui embarrassa le plus Alice au commencement du jeu, ce fut de manier le flamant; elle parvenait bien Ă fourrer son corps assez commodĂ©ment sous son bras, en laissant pendre les pieds; mais, le plus souvent, Ă peine lui avait-elle allongĂ© le cou bien comme il faut, et allait-elle frapper le hĂ©risson avec la tĂȘte, que le flamant se relevait en se tordant, et la regardait dâun air si Ă©bahi quâelle ne pouvait sâempĂȘcher dâĂ©clater de rire; et puis, quand elle lui avait fait baisser la tĂȘte et allait recommencer, il Ă©tait bien impatientant de voir que le hĂ©risson sâĂ©tait dĂ©roulĂ© et sâen allait. En outre, il se trouvait ordinairement un billon ou un sillon dans son chemin partout oĂč elle voulait envoyer le hĂ©risson, et comme les soldats courbĂ©s en deux se relevaient sans cesse pour sâen aller dâun autre cĂŽtĂ© du terrain, Alice en vint bientĂŽt Ă cette conclusion: que câĂ©tait lĂ un jeu fort difficile, en vĂ©ritĂ©.
Les joueurs jouaient tous Ă la fois, sans attendre leur tour, se querellant tout le temps et se battant Ă qui aurait les hĂ©rissons. La Reine entra bientĂŽt dans une colĂšre furieuse et se mit Ă trĂ©pigner en criant: âQuâon coupe la tĂȘte Ă celui-ci!â ou bien: âQuâon coupe la tĂȘte Ă celle-lĂ !â une fois environ par minute.
Alice commença Ă se sentir trĂšs-mal Ă lâaise; il est vrai quâelle ne sâĂ©tait pas disputĂ©e avec la Reine; mais elle savait que cela pouvait lui arriver Ă tout moment. âEt alors,â pensait-elle, âque deviendrai-je? Ils aiment terriblement Ă couper la tĂȘte aux gens ici. Ce qui mâĂ©tonne, câest quâil en reste encore de vivants.â
Elle cherchait autour dâelle quelque moyen de sâĂ©chapper, et se demandait si elle pourrait se retirer sans ĂȘtre vue; lorsquâelle aperçut en lâair quelque chose dâĂ©trange; cette apparition lâintrigua beaucoup dâabord, mais, aprĂšs lâavoir considĂ©rĂ©e quelques instants, elle dĂ©couvrit que câĂ©tait une grimace, et se dit en elle-mĂȘme, âCâest le Grimaçon; maintenant jâaurai Ă qui parler.â
âComment cela va-t-il?â dit le Chat, quand il y eut assez de sa bouche pour quâil pĂ»t parler.
Alice attendit que les yeux parussent, et lui fit alors un signe de tĂȘte amical. âIl est inutile de lui parler,â pensait-elle, âavant que ses oreilles soient venues, lâune dâelle tout au moins.â Une minute aprĂšs, la tĂȘte se montra tout entiĂšre, et alors Alice posa Ă terre son flamant et se mit Ă raconter sa partie de croquet, enchantĂ©e dâavoir quelquâun qui lâĂ©coutĂąt. Le Chat trouva apparemment quâil sâĂ©tait assez mis en vue; car sa tĂȘte fut tout ce quâon en aperçut.
âIls ne jouent pas du tout franc jeu,â commença Alice dâun ton de mĂ©contentement, âet ils se querellent tous si fort, quâon ne peut pas sâentendre parler; et puis on dirait quâils nâont aucune rĂšgle prĂ©cise; du moins, sâil y a des rĂšgles, personne ne les suit. Ensuite vous nâavez pas idĂ©e comme cela embrouille que tous les instruments du jeu soient vivants; par exemple, voilĂ lâarche par laquelle jâai Ă passer qui se promĂšne lĂ -bas Ă lâautre bout du jeu, et jâaurais fait croquet sur le hĂ©risson de la Reine tout Ă lâheure, sâil ne sâĂ©tait pas sauvĂ© en voyant venir le mien!â
âEst-ce que vous aimez la Reine?â dit le Chat Ă voix basse.
âPas du tout,â dit Alice. âElle est siâââ Au mĂȘme instant elle aperçut la Reine tout prĂšs derriĂšre elle, qui Ă©coutait; alors elle continua: âsi sĂ»re de gagner, que ce nâest guĂšre la peine de finir la partie.â
La Reine sourit et passa.
âAvec qui causez-vous donc lĂ ,â dit le Roi, sâapprochant dâAlice et regardant avec une extrĂȘme curiositĂ© la tĂȘte du Chat.
âCâest un de mes amis, un Grimaçon,â dit Alice: âpermettez-moi de vous le prĂ©senter.â
âSa mine ne me plaĂźt pas du tout,â dit le Roi. âPourtant il peut me baiser la main, si cela lui fait plaisir.â
âNon, grand merci,â dit le Chat.
âNe faites pas lâimpertinent,â dit le Roi, âet ne me regardez pas ainsi!â Il sâĂ©tait mis derriĂšre Alice en disant ces mots.
âUn chat peut bien regarder un roi,â dit Alice. âJâai lu quelque chose comme cela dans un livre, mais je ne me rappelle pas oĂč.â
âEh bien, il faut le faire enlever,â dit le Roi dâun ton trĂšs-dĂ©cidĂ©; et il cria Ă la Reine, qui passait en ce moment: âMon amie, je dĂ©sirerais que vous fissiez enlever ce chat!â
La Reine nâavait quâune seule maniĂšre de trancher les difficultĂ©s, petites ou grandes. âQuâon lui coupe la tĂȘte!â dit-elle sans mĂȘme se retourner.
âJe vais moi-mĂȘme chercher le bourreau,â dit le Roi avec empressement; et il sâen alla prĂ©cipitamment.
Alice pensa quâelle ferait bien de retourner voir oĂč en Ă©tait la partie, car elle entendait au loin la voix de la Reine qui criait de colĂšre. Elle lâavait dĂ©jĂ entendue condamner trois des joueurs Ă avoir la tĂȘte coupĂ©e, parce quâils avaient laissĂ© passer leur tour, et elle nâaimait pas du tout la tournure que prenaient les choses; car le jeu Ă©tait si embrouillĂ© quâelle ne savait jamais quand venait son tour. Elle alla Ă la recherche de son hĂ©risson.
Il Ă©tait en train de se battre avec un autre hĂ©risson; ce qui parut Ă Alice une excellente occasion de faire croquet de lâun sur lâautre. Il nây avait Ă cela quâune difficultĂ©, et câĂ©tait que son flamant avait passĂ© de lâautre cĂŽtĂ© du jardin, oĂč Alice le voyait qui faisait de vains efforts pour sâenlever et se percher sur un arbre.
Quand elle eut rattrapĂ© et ramenĂ© le flamant, la bataille Ă©tait terminĂ©e, et les deux hĂ©rissons avaient disparu. âMais cela ne fait pas grandâchose,â pensa Alice, âpuisque toutes les arches ont quittĂ© ce cĂŽtĂ© de la pelouse.â Elle remit donc le flamant sous son bras pour quâil ne lui Ă©chappĂąt plus, et retourna causer un peu avec son ami.
Quand elle revint auprĂšs du Chat, elle fut surprise de trouver une grande foule rassemblĂ©e autour de lui. Une discussion avait lieu entre le bourreau, le Roi, et la Reine, qui parlaient tous Ă la fois, tandis que les autres ne soufflaient mot et semblaient trĂšs-mal Ă lâaise.
DĂšs que parut Alice, ils en appelĂšrent Ă elle tous les trois pour quâelle dĂ©cidĂąt la question, et lui rĂ©pĂ©tĂšrent leurs raisonnements. Comme ils parlaient tous Ă la fois, elle eut beaucoup de peine Ă comprendre ce quâils disaient.
Le raisonnement du bourreau Ă©tait: quâon ne pouvait pas trancher une tĂȘte, Ă moins quâil nây eĂ»t un corps dâoĂč lâon pĂ»t la couper; que jamais il nâavait eu pareille chose Ă faire, et que ce nâĂ©tait pas Ă son Ăąge quâil allait commencer.

Le raisonnement du Roi Ă©tait: que tout ce qui avait une tĂȘte pouvait ĂȘtre dĂ©capitĂ©, et quâil ne fallait pas dire des choses qui nâavaient pas de bon sens.
Le raisonnement de la Reine Ă©tait: que si la question ne se dĂ©cidait pas en moins de rien, elle ferait trancher la tĂȘte Ă tout le monde Ă la ronde. (CâĂ©tait cette derniĂšre observation qui avait donnĂ© Ă toute la compagnie lâair si grave et si inquiet.)
Alice ne trouva rien de mieux Ă dire que: âIl appartient Ă la Duchesse; câest elle que vous feriez bien de consulter Ă ce sujet.â
âElle est en prison,â dit la Reine au bourreau. âQuâon lâamĂšne ici.â Et le bourreau partit comme un trait.
La tĂȘte du Chat commença Ă sâĂ©vanouir aussitĂŽt que le bourreau fut parti, et elle avait complĂ©tement disparu quand il revint accompagnĂ© de la Duchesse; de sorte que le Roi et le bourreau se mirent Ă courir de cĂŽtĂ© et dâautre comme des fous pour trouver cette tĂȘte, tandis que le reste de la compagnie retournait au jeu.
Chapitre 9: Histoire De La Fausse-tortue
âVOUS ne sauriez croire combien je suis heureuse de vous voir, ma bonne vieille fille!â dit la Duchesse, passant amicalement son bras sous celui dâAlice, et elles sâĂ©loignĂšrent ensemble.
Alice Ă©tait bien contente de la trouver de si bonne humeur, et pensait en elle-mĂȘme que câĂ©tait peut-ĂȘtre le poivre qui lâavait rendue si mĂ©chante, lorsquâelles se rencontrĂšrent dans la cuisine. âQuand je serai Duchesse, moi,â se dit-elle (dâun ton qui exprimait peu dâespĂ©rance cependant), âje nâaurai pas de poivre dans ma cuisine, pas le moindre grain. La soupe peut trĂšs-bien sâen passer. Ăa pourrait bien ĂȘtre le poivre qui Ă©chauffe la bile des gens,â continua-t-elle, enchantĂ©e dâavoir fait cette dĂ©couverte; âça pourrait bien ĂȘtre le vinaigre qui les aigrit; la camomille qui les rend amĂšres; et le sucre dâorge et dâautres choses du mĂȘme genre qui adoucissent le caractĂšre des enfants. Je voudrais bien que tout le monde sĂ»t cela; on ne serait pas si chiche de sucreries, voyez-vous.â
Elle avait alors complĂ©tement oubliĂ© la Duchesse, et tressaillit en entendant sa voix tout prĂšs de son oreille. âVous pensez Ă quelque chose, ma chĂšre petite, et cela vous fait oublier de causer. Je ne puis pas vous dire en ce moment quelle est la morale de ce fait, mais je mâen souviendrai tout Ă lâheure.â
âPeut-ĂȘtre nây en a-t-il pas,â se hasarda de dire Alice.
âBah, bah, mon enfant!â dit la Duchesse. âIl y a une morale Ă tout, si seulement on pouvait la trouver.â Et elle se serra plus prĂšs dâAlice en parlant.
Alice nâaimait pas trop quâelle se tĂźnt si prĂšs dâelle; dâabord parce que la Duchesse Ă©tait trĂšs-laide, et ensuite parce quâelle Ă©tait juste assez grande pour appuyer son menton sur lâĂ©paule dâAlice, et câĂ©tait un menton trĂšs-dĂ©sagrĂ©ablement pointu. Pourtant elle ne voulait pas ĂȘtre impolie, et elle supporta cela de son mieux.

âLa partie va un peu mieux maintenant,â dit-elle, afin de soutenir la conversation.
âCâest vrai,â dit la Duchesse; âet la morale en est: âOh! câest lâamour, lâamour qui fait aller le monde Ă la ronde!ââ
âQuelquâun a dit,â murmura Alice, âque câest quand chacun sâoccupe de ses affaires que le monde nâen va que mieux.â
âEh bien! Cela signifie presque la mĂȘme chose,â dit la Duchesse, qui enfonça son petit menton pointu dans lâĂ©paule dâAlice, en ajoutant: âEt la morale en est: âUn chien vaut mieux que deux gros rats.ââ
âComme elle aime Ă trouver des morales partout!â pensa Alice.
âJe parie que vous vous demandez pourquoi je ne passe pas mon bras autour de votre taille,â dit la Duchesse aprĂšs une pause: âLa raison en est que je ne me fie pas trop Ă votre flamant. Voulez-vous que jâessaie?â
âIl pourrait mordre,â rĂ©pondit Alice, qui ne se sentait pas la moindre envie de faire lâessai proposĂ©.
âCâest bien vrai,â dit la Duchesse; âles flamants et la moutarde mordent tous les deux, et la morale en est: âQui se ressemble, sâassemble.ââ
âSeulement la moutarde nâest pas un oiseau,â rĂ©pondit Alice.
âVous avez raison, comme toujours,â dit la Duchesse; âavec quelle clartĂ© vous prĂ©sentez les choses!â
âCâest un minĂ©ral, je crois,â dit Alice.
âAssurĂ©ment,â dit la Duchesse, qui semblait prĂȘte Ă approuver tout ce que disait Alice; âil y a une bonne mine de moutarde prĂšs dâici; la morale en est quâil faut faire bonne mine Ă tout le monde!â
âOh! je sais,â sâĂ©cria Alice, qui nâavait pas fait attention Ă cette derniĂšre observation, âcâest un vĂ©gĂ©tal; ça nâen a pas lâair, mais câen est un.â
âJe suis tout Ă fait de votre avis,â dit la Duchesse, âet la morale en est: âSoyez ce que vous voulez paraĂźtre;â ou, si vous voulez que je le dise plus simplement: âNe vous imaginez jamais de ne pas ĂȘtre autrement que ce quâil pourrait sembler aux autres que ce que vous Ă©tiez ou auriez pu ĂȘtre nâĂ©tait pas autrement que ce que vous aviez Ă©tĂ© leur aurait paru ĂȘtre autrement.ââ
âIl me semble que je comprendrais mieux cela,â dit Alice fort poliment, âsi je lâavais par Ă©crit: mais je ne peux pas trĂšs-bien le suivre comme vous le dites.â
âCela nâest rien auprĂšs de ce que je pourrais dire si je voulais,â rĂ©pondit la Duchesse dâun ton satisfait.
âJe vous en prie, ne vous donnez pas la peine dâallonger davantage votre explication,â dit Alice.
âOh! ne parlez pas de ma peine,â dit la Duchesse; âje vous fais cadeau de tout ce que jâai dit jusquâĂ prĂ©sent.â
âVoilĂ un cadeau qui nâest pas cher!â pensa Alice. âJe suis bien contente quâon ne fasse pas de cadeau dâanniversaire comme cela!â Mais elle ne se hasarda pas Ă le dire tout haut.
âEncore Ă rĂ©flĂ©chir?â demanda la Duchesse, avec un nouveau coup de son petit menton pointu.
âJâai bien le droit de rĂ©flĂ©chir,â dit Alice sĂšchement, car elle commençait Ă se sentir un peu ennuyĂ©e.
âA peu prĂšs le mĂȘme droit,â dit la Duchesse, âque les cochons de voler, et la moâââ
Mais ici, au grand Ă©tonnement dâAlice, la voix de la Duchesse sâĂ©teignit au milieu de son mot favori, morale, et le bras qui Ă©tait passĂ© sous le sien commença de trembler. Alice leva les yeux et vit la Reine en face dâelle, les bras croisĂ©s, sombre et terrible comme un orage.
âVoilĂ un bien beau temps, Votre MajestĂ©!â fit la Duchesse, dâune voix basse et tremblante.
âJe vous en prĂ©viens!â cria la Reine, trĂ©pignant tout le temps. âHors dâici, ou Ă bas la tĂȘte! et cela en moins de rien! Choisissez.â
La Duchesse eut bientĂŽt fait son choix: elle disparut en un clin dâĆil.
âContinuons notre partie,â dit la Reine Ă Alice; et Alice, trop effrayĂ©e pour souffler mot, la suivit lentement vers la pelouse.
Les autres invitĂ©s, profitant de lâabsence de la Reine, se reposaient Ă lâombre, mais sitĂŽt quâils la virent ils se hĂątĂšrent de retourner au jeu, la Reine leur faisant simplement observer quâun instant de retard leur coĂ»terait la vie.
Tant que dura la partie, la Reine ne cessa de se quereller avec les autres joueurs et de crier: âQuâon coupe la tĂȘte Ă celui-ci! Quâon coupe la tĂȘte Ă celle-lĂ !â Ceux quâelle condamnait Ă©taient arrĂȘtĂ©s par les soldats qui, bien entendu, avaient Ă cesser de servir dâarches, de sorte quâau bout dâune demi-heure environ, il ne restait plus dâarches, et tous les joueurs, Ă lâexception du Roi, de la Reine, et dâAlice, Ă©taient arrĂȘtĂ©s et condamnĂ©s Ă avoir la tĂȘte tranchĂ©e.
Alors la Reine cessa le jeu toute hors dâhaleine, et dit Ă Alice: âAvez-vous vu la Fausse-Tortue?â
âNon,â dit Alice; âje ne sais mĂȘme pas ce que câest quâune Fausse-Tortue.â
âCâest ce dont on fait la soupe Ă la Fausse-Tortue,â dit la Reine.
âJe nâen ai jamais vu, et câest la premiĂšre fois que jâen entends parler,â dit Alice.

âEh bien! venez,â dit la Reine, âet elle vous contera son histoire.â
Comme elles sâen allaient ensemble, Alice entendit le Roi dire Ă voix basse Ă toute la compagnie: âVous ĂȘtes tous graciĂ©s.â âAllons, voilĂ qui est heureux!â se dit-elle en elle-mĂȘme, car elle Ă©tait toute chagrine du grand nombre dâexĂ©cutions que la Reine avait ordonnĂ©es.
Elles rencontrĂšrent bientĂŽt un Griffon, Ă©tendu au soleil et dormant profondĂ©ment. (Si vous ne savez pas ce que câest quâun Griffon, regardez lâimage.) âDebout! paresseux,â dit la Reine, âet menez cette petite demoiselle voir la Fausse-Tortue, et lâentendre raconter son histoire. Il faut que je mâen retourne pour veiller Ă quelques exĂ©cutions que jâai ordonnĂ©es;â et elle partit laissant Alice seule avec le Griffon. La mine de cet animal ne plaisait pas trop Ă Alice, mais, tout bien considĂ©rĂ©, elle pensa quâelle ne courait pas plus de risques en restant auprĂšs de lui, quâen suivant cette Reine farouche.
Le Griffon se leva et se frotta les yeux, puis il guetta la Reine jusquâĂ ce quâelle fĂ»t disparue; et il se mit Ă ricaner. âQuelle farce!â dit le Griffon, moitiĂ© Ă part soi, moitiĂ© Ă Alice.
âQuelle est la farce?â demanda Alice.
âElle!â dit le Griffon. âCâest une idĂ©e quâelle se fait; jamais on nâexĂ©cute personne, vous comprenez. Venez donc!â
âTout le monde ici dit: âVenez donc!ââ pensa Alice, en suivant lentement le Griffon. âJamais de ma vie on ne mâa fait aller comme cela; non, jamais!â
Ils ne firent pas beaucoup de chemin avant dâapercevoir dans lâĂ©loignement la Fausse-Tortue assise, triste et solitaire, sur un petit rĂ©cif, et, Ă mesure quâils approchaient, Alice pouvait lâentendre qui soupirait comme si son cĆur allait se briser; elle la plaignait sincĂšrement. âQuel est donc son chagrin?â demanda-t-elle au Griffon; et le Griffon rĂ©pondit, presque dans les mĂȘmes termes quâauparavant: âCâest une idĂ©e quâelle se fait; elle nâa point de chagrin, vous comprenez. Venez donc!â
Ainsi ils sâapprochĂšrent de la Fausse-Tortue, qui les regarda avec de grands yeux pleins de larmes, mais ne dit rien.
âCette petite demoiselle,â dit le Griffon, âveut savoir votre histoire.â
âJe vais la lui raconter,â dit la Fausse-Tortue, dâun ton grave et sourd: âAsseyez-vous tous deux, et ne dites pas un mot avant que jâaie fini.â
Ils sâassirent donc, et pendant quelques minutes, personne ne dit mot. Alice pensait: âJe ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne commence pas.â Mais elle attendit patiemment.

âAutrefois,â dit enfin la Fausse-Tortue, âjâĂ©tais une vraie Tortue.â
Ces paroles furent suivies dâun long silence interrompu seulement de temps Ă autre par cette exclamation du Griffon: âHjckrrh!â et les soupirs continuels de la Fausse-Tortue. Alice Ă©tait sur le point de se lever et de dire: âMerci de votre histoire intĂ©ressante,â mais elle ne pouvait sâempĂȘcher de penser quâil devait sĂ»rement y en avoir encore Ă venir. Elle resta donc tranquille sans rien dire.
âQuand nous Ă©tions petits,â continua la Fausse-Tortue dâun ton plus calme, quoiquâelle laissĂąt encore de temps Ă autre Ă©chapper un sanglot, ânous allions Ă lâĂ©cole au fond de la mer. La maĂźtresse Ă©tait une vieille tortue; nous lâappelions ChĂ©lonĂ©e.â
âEt pourquoi lâappeliez-vous ChĂ©lonĂ©e, si ce nâĂ©tait pas son nom?â
âParce quâon ne pouvait sâempĂȘcher de sâĂ©crier en la voyant: âQuel long nez!ââ dit la Fausse-Tortue dâun ton fĂąchĂ©; âvous ĂȘtes vraiment bien bornĂ©e!â
âVous devriez avoir honte de faire une question si simple!â ajouta le Griffon; et puis tous deux gardĂšrent le silence, les yeux fixĂ©s sur la pauvre Alice, qui se sentait prĂȘte Ă rentrer sous terre. Enfin le Griffon dit Ă la Fausse-Tortue, âEn avant, camarade! TĂąchez dâen finir aujourdâhui!â et elle continua en ces termes:
âOui, nous allions Ă lâĂ©cole dans la mer, bien que cela vous Ă©tonne.â
âJe nâai pas dit cela,â interrompit Alice.
âVous lâavez dit,â rĂ©pondit la Fausse-Tortue.
âTaisez-vous donc,â ajouta le Griffon, avant quâAlice pĂ»t reprendre la parole. La Fausse-Tortue continua:
âNous recevions la meilleure Ă©ducation possible; au fait, nous allions tous les jours Ă lâĂ©cole.â
âMoi aussi, jây ai Ă©tĂ© tous les jours,â dit Alice; âil nây a pas de quoi ĂȘtre si fiĂšre.â
âAvec des âen sus,ââ dit la Fausse-Tortue avec quelque inquiĂ©tude.
âOui,â dit Alice, ânous apprenions lâitalien et la musique en sus.â
âEt le blanchissage?â dit la Fausse-Tortue.
âNon, certainement!â dit Alice indignĂ©e.
âAh! Alors votre pension nâĂ©tait pas vraiment des bonnes,â dit la Fausse-Tortue comme soulagĂ©e dâun grand poids. âEh bien, Ă notre pension il y avait au bas du prospectus: âlâitalien, la musique, et le blanchissage en sus.ââ
âVous ne deviez pas en avoir grand besoin, puisque vous viviez au fond de la mer,â dit Alice.
âJe nâavais pas les moyens de lâapprendre,â dit en soupirant la Fausse-Tortue; âje ne suivais que les cours ordinaires.â
âQuâest-ce que câĂ©tait?â demanda Alice.
âA Luire et Ă MĂ©dire, cela va sans dire,â rĂ©pondit la Fausse-Tortue; âet puis les diffĂ©rentes branches de lâArithmĂ©tique: lâAmbition, la Distraction, lâEnjolification, et la DĂ©rision.â
âJe nâai jamais entendu parler dâenjolification,â se hasarda de dire Alice. â Quâest-ce que câest?â
Le Griffon leva les deux pattes en lâair en signe dâĂ©tonnement. âVous nâavez jamais entendu parler dâenjolir!â sâĂ©cria-t-il. âVous savez ce que câest que âembellir,â je suppose?â
âOui,â dit Alice, en hĂ©sitant: âcela veut direâârendreââune choseââplus belle.â
âEh bien!â continua le Griffon, âsi vous ne savez pas ce que câest que âenjolirâ vous ĂȘtes vraiment niaise.â
Alice ne se sentit pas encouragĂ©e Ă faire de nouvelles questions lĂ -dessus, elle se tourna donc vers la Fausse-Tortue, et lui dit, âQuâappreniez-vous encore?â
âEh bien, il y avait le Grimoire,â rĂ©pondit la Fausse-Tortue en comptant sur ses battoirs; âle Grimoire ancien et moderne, avec la MĂ©rographie, et puis le DĂ©dain; le maĂźtre de DĂ©dain Ă©tait un vieux congre qui venait une fois par semaine; il nous enseignait Ă DĂ©daigner, Ă Esquiver et Ă Feindre Ă lâhuĂźtre.â
âQuâest-ce que cela?â dit Alice.
âAh! je ne peux pas vous le montrer, moi,â dit la Fausse-Tortue, âje suis trop gĂȘnĂ©e, et le Griffon ne lâa jamais appris.â
âJe nâen avais pas le temps,â dit le Griffon, âmais jâai suivi les cours du professeur de langues mortes; câĂ©tait un vieux crabe, celui-lĂ .â
âJe nâai jamais suivi ses cours,â dit la Fausse-Tortue avec un soupir; âil enseignait le Larcin et la GrĂšve.â
âCâest ça, câest ça,â dit le Griffon, en soupirant Ă son tour; et ces deux crĂ©atures se cachĂšrent la figure dans leurs pattes.
âCombien dâheures de leçons aviez-vous par jour?â dit Alice vivement, pour changer la conversation.
âDix heures, le premier jour,â dit la Fausse-Tortue; âneuf heures, le second, et ainsi de suite.â
âQuelle singuliĂšre mĂ©thode!â sâĂ©cria Alice.
âCâest pour cela quâon les appelle leçons,â dit le Griffon, âparce que nous les laissons lĂ peu Ă peu.â
CâĂ©tait lĂ pour Alice une idĂ©e toute nouvelle; elle y rĂ©flĂ©chit un peu avant de faire une autre observation. âAlors le onziĂšme jour devait ĂȘtre un jour de congĂ©?â
âAssurĂ©ment,â rĂ©pondit la Fausse-Tortue.
âEt comment vous arrangiez-vous le douziĂšme jour?â sâempressa de demander Alice.
âEn voilĂ assez sur les leçons,â dit le Griffon intervenant dâun ton trĂšs-dĂ©cidĂ©; âparlez-lui des jeux maintenant.â
Chapitre 10: Le Quadrille De Homards
LA Fausse-Tortue soupira profondĂ©ment et passa le dos dâune de ses nageoires sur ses yeux. Elle regarda Alice et sâefforça de parler, mais les sanglots Ă©touffĂšrent sa voix pendant une ou deux minutes. âOn dirait quâelle a un os dans le gosier,â dit le Griffon, et il se mit Ă la secouer et Ă lui taper dans le dos. Enfin la Fausse-Tortue retrouva la voix, et, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues, elle continua:
âPeut-ĂȘtre nâavez-vous pas beaucoup vĂ©cu au fond de la mer?ââ(âNon,â dit Alice)ââet peut-ĂȘtre ne vous a-t-on jamais prĂ©sentĂ©e Ă un homard?â (Alice allait dire: âJâen ai goĂ»tĂ© une foisâââ mais elle se reprit vivement, et dit: âNon, jamais.â) âDe sorte que vous ne pouvez pas du tout vous figurer quelle chose dĂ©licieuse câest quâun quadrille de homards.â
âNon, vraiment,â dit Alice. âQuâest-ce que câest que cette danse-lĂ ?â
âDâabord,â dit le Griffon, âon se met en rang le long des bords de la merâââ
âOn forme deux rangs,â cria la Fausse-Tortue: âdes phoques, des tortues et des saumons, et ainsi de suite. Puis lorsquâon a dĂ©barrassĂ© la cĂŽte des gelĂ©es de merâââ
âCela prend ordinairement longtemps,â dit le Griffon.
âââon avance deux foisâââ
âChacun ayant un homard pour danseur,â cria le Griffon.
âCela va sans dire,â dit la Fausse-Tortue. âAvancez deux fois et balancezâââ
âChangez de homards, et revenez dans le mĂȘme ordre,â continua le Griffon.
âEt puis, vous comprenez,â continua la Fausse-Tortue, âvous jetez lesâââ
âLes homards!â cria le Griffon, en faisant un bond en lâair.
âââaussi loin Ă la mer que vous le pouvezâââ
âVous nagez Ă leur poursuite!!â cria le Griffon.
âââvous faites une cabriole dans la mer!!!â cria la Fausse-Tortue, en cabriolant de tous cĂŽtĂ©s comme une folle.
âChangez encore de homards!!!!â hurla le Griffon de toutes ses forces.
ââârevenez Ă terre; etââcâest lĂ la premiĂšre figure,â dit la Fausse-Tortue, baissant tout Ă coup la voix; et ces deux ĂȘtres, qui pendant tout ce temps avaient bondi de tous cĂŽtĂ©s comme des fous, se rassirent bien tristement et bien posĂ©ment, puis regardĂšrent Alice.
âCela doit ĂȘtre une trĂšs-jolie danse,â dit timidement Alice.
âVoudriez-vous, voir un peu comment ça se danse?â dit la Fausse-Tortue.

âCela me ferait grand plaisir,â dit Alice.
âAllons, essayons la premiĂšre figure,â dit la Fausse-Tortue au Griffon; ânous pouvons la faire sans homards, vous comprenez. Qui va chanter?â
âOh! chantez, vous,â dit le Griffon; âmoi jâai oubliĂ© les paroles.â
Il se mirent donc Ă danser gravement tout autour dâAlice, lui marchant de temps Ă autre sur les pieds quand ils approchaient trop prĂšs, et remuant leurs pattes de devant pour marquer la mesure, tandis que la Fausse-Tortue chantait trĂšs-lentement et trĂšs-tristement:
âNous nâirons plus Ă lâeau,
Si tu nâavances tĂŽt;
Ce Marsouin trop pressé
Va tous nous écraser.
Colimaçon danse,
Entre dans la danse;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.â
âJe ne veux pas danser,
Je me fârais fracasser.â
âOh!â reprend le Merlan,
âCâest pourtant bien plaisant.â
Colimaçon danse,
Entre dans la danse;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.
âJe ne veux pas plonger,
Je ne sais pas nagerâ
ââLe Homard et lâ bateau
Dâ sauvâtagâ te tirâront dâ lâeau.â
Colimaçon danse,
Entre dans la danse;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.
âMerci; câest une danse trĂšs-intĂ©ressante Ă voir danser,â dit Alice, enchantĂ©e que ce fĂ»t enfin fini; âet je trouve cette curieuse chanson du merlan si agrĂ©able!â
âOh! quant aux merlans,â dit la Fausse-Tortue, âilsââ vous les avez vus sans doute?â
âOui,â dit Alice, âje les ai souvent vus Ă dĂźâââ elle sâarrĂȘta tout court.
âJe ne sais pas oĂč est Di,â reprit la Fausse-Tortue; âmais, puisque vous les avez vus si souvent, vous devez savoir lâair quâils ont?â
âJe le crois,â rĂ©pliqua Alice, en se recueillant. âIls ont la queue dans la boucheââ et sont tout couverts de mie de pain.â
âVous vous trompez Ă lâendroit de la mie de pain,â dit la Fausse-Tortue: âla mie serait enlevĂ©e dans la mer, mais ils ont bien la queue dans la bouche, et la raison en est queâââ Ici la Fausse-Tortue bĂąilla et ferma les yeux. âDites-lui-en la raison et tout ce qui sâensuit,â dit-elle au Griffon.
âLa raison, câest que les merlans,â dit le Griffon, âvoulurent absolument aller Ă la danse avec les homards. Alors on les jeta Ă la mer. Alors ils eurent Ă tomber bien loin, bien loin. Alors ils sâentrĂšrent la queue fortement dans la bouche. Alors ils ne purent plus lâen retirer. VoilĂ tout.â
âMerci,â dit Alice, âcâest trĂšs-intĂ©ressant; je nâen avais jamais tant appris sur le compte des merlans.â
âJe propose donc,â dit le Griffon, âque vous nous racontiez quelques-unes de vos aventures.â
âJe pourrais vous conter mes aventures Ă partir de ce matin,â dit Alice un peu timidement; âmais il est inutile de parler de la journĂ©e dâhier, car jâĂ©tais une personne tout Ă fait diffĂ©rente alors.â
âExpliquez-nous cela,â dit la Fausse-Tortue.
âNon, non, les aventures dâabord,â dit le Griffon dâun ton dâimpatience; âles explications prennent tant de temps.â

Alice commença donc Ă leur conter ses aventures depuis le moment oĂč elle avait vu le Lapin Blanc pour la premiĂšre fois. Elle fut dâabord un peu troublĂ©e dans le commencement; les deux crĂ©atures se tenaient si prĂšs dâelle, une de chaque cĂŽtĂ©, et ouvraient de si grands yeux et une si grande bouche! Mais elle reprenait courage Ă mesure quâelle parlait. Les auditeurs restĂšrent fort tranquilles jusquâĂ ce quâelle arrivĂąt au moment de son histoire oĂč elle avait eu Ă rĂ©pĂ©ter Ă la chenille: âVous ĂȘtes vieux, PĂšre Guillaume,â et oĂč les mots lui Ă©taient venus tout de travers, et alors la Fausse-Tortue poussa un long soupir et dit: âCâest bien singulier.â
âTout cela est on ne peut plus singulier,â dit le Griffon.
âTout de travers,â rĂ©pĂ©ta la Fausse-Tortue dâun air rĂȘveur. âJe voudrais bien lâentendre rĂ©citer quelque chose Ă prĂ©sent. Dites-lui de sây mettre.â Elle regardait le Griffon comme si elle lui croyait de lâautoritĂ© sur Alice.
âDebout, et rĂ©citez: âCâest la voix du canon,ââ dit le Griffon.
âComme ces ĂȘtres-lĂ vous commandent et vous font rĂ©pĂ©ter des leçons!â pensa Alice; âautant vaudrait ĂȘtre Ă lâĂ©cole.â Cependant elle se leva et se mit Ă rĂ©citer; mais elle avait la tĂȘte si pleine du Quadrille de Homards, quâelle savait Ă peine ce quâelle disait, et que les mots lui venaient tout drĂŽlement:â
âCâest la voix du homard grondant comme la foudre:
âOn mâa trop fait bouillir, il faut que je me poudre!â
Puis, les pieds en dehors, prenant la brosse en main,
De se faire bien beau vite il se met en train.â
âCâest tout diffĂ©rent de ce que je rĂ©citais quand jâĂ©tais petit, moi,â dit le Griffon.
âJe ne lâavais pas encore entendu rĂ©citer,â dit la Fausse-Tortue; âmais cela me fait lâeffet dâun fameux galimatias.â
Alice ne dit rien; elle sâĂ©tait rassise, la figure dans ses mains, se demandant avec Ă©tonnement si jamais les choses reprendraient leur cours naturel.
âJe voudrais bien quâon mâexpliquĂąt cela,â dit la Fausse-Tortue.
âElle ne peut pas lâexpliquer,â dit le Griffon vivement. âContinuez, rĂ©citez les vers suivants.â
âMais, les pieds en dehors,â continua opiniĂątrement la Fausse-Tortue. âPourquoi dire quâil avait les pieds en dehors?â
âCâest la premiĂšre position lorsquâon apprend Ă danser,â dit Alice; tout cela lâembarrassait fort, et il lui tardait de changer la conversation.
âRĂ©citez les vers suivants,â rĂ©pĂ©ta le Griffon avec impatience; âça commence: âPassant prĂšs de chez luiââââ
Alice nâosa pas dĂ©sobĂ©ir, bien quâelle fĂ»t sĂ»re que les mots allaient lui venir tout de travers. Elle continua donc dâune voix tremblante:
âPassant prĂšs de chez lui, jâai vu, ne vous dĂ©plaise,
Une huĂźtre et un hibou qui dĂźnaient fort Ă lâaise.â
âA quoi bon rĂ©pĂ©ter tout ce galimatias,â interrompit la Fausse-Tortue, âsi vous ne lâexpliquez pas Ă mesure que vous le dites? Câest, de beaucoup, ce que jâai entendu de plus embrouillant.â
âOui, je crois que vous feriez bien dâen rester lĂ ,â dit le Griffon; et Alice ne demanda pas mieux.
âEssaierons-nous une autre figure du Quadrille de Homards?â continua le Griffon. âOu bien, prĂ©fĂ©rez-vous que la Fausse-Tortue vous chante quelque chose?â
âOh! une chanson, je vous prie; si la Fausse-Tortue veut bien avoir cette obligeance,â rĂ©pondit Alice, avec tant dâempressement que le Griffon dit dâun air un peu offensĂ©: âHum! Chacun son goĂ»t. Chantez-lui âLa Soupe Ă la Tortue,â hĂ©! camarade!â
La Fausse-Tortue poussa un profond soupir et commença, dâune voix de temps en temps Ă©touffĂ©e par les sanglots:
âO doux potage,
O mets délicieux!
Ah! pour partage,
Quoi de plus précieux?
Plonger dans ma soupiĂšre
Cette vaste cuillĂšre
Est un bonheur
Qui me rĂ©jouit le cĆur.â
âGibier, volaille,
LiĂšvres, dindes, perdreaux,
Rien qui te vaille,ââ
Pas mĂȘme les pruneaux!
Plonger dans ma soupiĂšre
Cette vaste cuillĂšre
Est un bonheur
Qui me rĂ©jouit le cĆur.â
âBis au refrain!â cria le Griffon; et la Fausse-Tortue venait de le reprendre, quand un cri, âLe procĂšs va commencer!â se fit entendre au loin.
âVenez donc!â cria le Griffon; et, prenant Alice par la main, il se mit Ă courir sans attendre la fin de la chanson.
âQuâest-ce que câest que ce procĂšs?â demanda Alice hors dâhaleine; mais le Griffon se contenta de rĂ©pondre: âVenez donc!â en courant de plus belle, tandis que leur parvenaient, de plus en plus faibles, apportĂ©es par la brise qui les poursuivait, ces paroles pleines de mĂ©lancolie:
âPlonger dans ma soupiĂšre
Cette vaste cuillĂšre
Est un bonheur
Qui me rĂ©jouit le cĆur.â
Chapitre 11: Qui A Volé Les Tartes?
LE Roi et la Reine de CĆur Ă©taient assis sur leur trĂŽne, entourĂ©s dâune nombreuse assemblĂ©e: toutes sortes de petits oiseaux et dâautres bĂȘtes, ainsi que le paquet de cartes tout entier. Le Valet, chargĂ© de chaĂźnes, gardĂ© de chaque cĂŽtĂ© par un soldat, se tenait debout devant le trĂŽne, et prĂšs du roi se trouvait le Lapin Blanc, tenant dâune main une trompette et de lâautre un rouleau de parchemin. Au beau milieu de la salle Ă©tait une table sur laquelle on voyait un grand plat de tartes; ces tartes semblaient si bonnes que cela donna faim Ă Alice, rien que de les regarder. âJe voudrais bien quâon se dĂ©pĂȘchĂąt de finir le procĂšs,â pensa-t-elle, âet quâon fĂźt passer les rafraĂźchissements,â mais cela ne paraissait guĂšre probable, aussi se mit-elle Ă regarder tout autour dâelle pour passer le temps.
CâĂ©tait la premiĂšre fois quâAlice se trouvait dans une cour de justice, mais elle en avait lu des descriptions dans les livres, et elle fut toute contente de voir quâelle savait le nom de presque tout ce quâil y avait lĂ . âĂa, câest le juge,â se dit-elle; âje le reconnais Ă sa grande perruque.â
Le juge, disons-le en passant, Ă©tait le Roi, et, comme il portait sa couronne par-dessus sa perruque (regardez le frontispice, si vous voulez savoir comment il sâĂ©tait arrangĂ©) il nâavait pas du tout lâair dâĂȘtre Ă son aise, et cela ne lui allait pas bien du tout.
âEt ça, câest le banc du jury,â pensa Alice; âet ces douze crĂ©aturesâ (elle Ă©tait forcĂ©e de dire âcrĂ©atures,â vous comprenez, car quelques-uns Ă©taient des bĂȘtes et quelques autres des oiseaux), âje suppose que ce sont les jurĂ©s;â elle se rĂ©pĂ©ta ce dernier mot deux ou trois fois, car elle en Ă©tait assez fiĂšre: pensant avec raison que bien peu de petites filles de son Ăąge savent ce que cela veut dire.
Les douze jurĂ©s Ă©taient tous trĂšs-occupĂ©s Ă Ă©crire sur des ardoises. âQuâest-ce quâils font lĂ ?â dit Alice Ă lâoreille du Griffon. âIls ne peuvent rien avoir Ă Ă©crire avant que le procĂšs soit commencĂ©.â
âIls inscrivent leur nom,â rĂ©pondit de mĂȘme le Griffon, âde peur de lâoublier avant la fin du procĂšs.â
âLes niais!â sâĂ©cria Alice dâun ton indignĂ©, mais elle se retint bien vite, car le Lapin Blanc cria: âSilence dans lâauditoire!â Et le Roi, mettant ses lunettes, regarda vivement autour de lui pour voir qui parlait.
Alice pouvait voir, aussi clairement que si elle eĂ»t regardĂ© par-dessus leurs Ă©paules, que tous les jurĂ©s Ă©taient en train dâĂ©crire âles niaisâ sur leurs ardoises, et elle pouvait mĂȘme distinguer que lâun dâeux ne savait pas Ă©crire âniaisâ et quâil Ă©tait obligĂ© de le demander Ă son voisin. âLeurs ardoises seront dans un bel Ă©tat avant la fin du procĂšs!â pensa Alice.
Un des jurĂ©s avait un crayon qui grinçait; Alice, vous le pensez bien, ne pouvait pas souffrir cela; elle fit le tour de la salle, arriva derriĂšre lui, et trouva bientĂŽt lâoccasion dâenlever le crayon. Ce fut si tĂŽt fait que le pauvre petit jurĂ© (câĂ©tait Jacques, le lĂ©zard) ne pouvait pas sâimaginer ce quâil Ă©tait devenu. AprĂšs avoir cherchĂ© partout, il fut obligĂ© dâĂ©crire avec un doigt tout le reste du jour, et cela Ă©tait fort inutile, puisque son doigt ne laissait aucune marque sur lâardoise.
âHĂ©raut, lisez lâacte dâaccusation!â dit le Roi. Sur ce, le Lapin Blanc sonna trois fois de la trompette, et puis, dĂ©roulant le parchemin, lut ainsi quâil suit:

âLa Reine de CĆur fit des tartes,
Un beau jour de printemps;
Le Valet de CĆur prit les tartes,
Et sâen fut tout content!â
âDĂ©libĂ©rez,â dit le Roi aux jurĂ©s.
âPas encore, pas encore,â interrompit vivement le Lapin; âil y a bien des choses Ă faire auparavant!â
âAppelez les tĂ©moins,â dit le Roi; et le Lapin Blanc sonna trois fois de la trompette, et cria: âLe premier tĂ©moin!â
Le premier tĂ©moin Ă©tait le Chapelier. Il entra, tenant dâune main une tasse de thĂ© et de lâautre une tartine de beurre. âPardon, Votre MajestĂ©,â dit il, âsi jâapporte cela ici; je nâavais pas tout Ă fait fini de prendre mon thĂ© lorsquâon est venu me chercher.â
âVous auriez dĂ» avoir fini,â dit le Roi; âquand avez-vous commencĂ©?â
Le Chapelier regarda le LiĂšvre qui lâavait suivi dans la salle, bras dessus bras dessous avec le Loir. âLe Quatorze Mars, je crois bien,â dit-il.
âLe Quinze!â dit le LiĂšvre.
âLe Seize!â ajouta le Loir.
âNotez cela,â dit le Roi aux jurĂ©s. Et les jurĂ©s sâempressĂšrent dâĂ©crire les trois dates sur leurs ardoises; puis en firent lâaddition, dont ils cherchĂšrent Ă rĂ©duire le total en francs et centimes.
âOtez votre chapeau,â dit le Roi au Chapelier.
âIl nâest pas Ă moi,â dit le Chapelier.
âVolĂ©!â sâĂ©cria le Roi en se tournant du cĂŽtĂ© des jurĂ©s, qui sâempressĂšrent de prendre note du fait.
âJe les tiens en vente,â ajouta le Chapelier, comme explication. âJe nâen ai pas Ă moi; je suis chapelier.â
Ici la Reine mit ses lunettes, et se prit Ă regarder fixement le Chapelier, qui devint pĂąle et tremblant.
âFaites votre dĂ©position,â dit le Roi; âet ne soyez pas agitĂ©; sans cela je vous fais exĂ©cuter sur-le-champ.â
Cela ne parut pas du tout encourager le tĂ©moin; il ne cessait de passer dâun pied sur lâautre en regardant la Reine dâun air inquiet, et, dans son trouble, il mordit dans la tasse et en enleva un grand morceau, au lieu de mordre dans la tartine de beurre.
Juste Ă ce moment-lĂ , Alice Ă©prouva une Ă©trange sensation qui lâembarrassa beaucoup, jusquâĂ ce quâelle se fĂ»t rendu compte de ce que câĂ©tait. Elle recommençait Ă grandir, et elle pensa dâabord Ă se lever et Ă quitter la cour: mais, toute rĂ©flexion faite, elle se dĂ©cida Ă rester oĂč elle Ă©tait, tant quâil y aurait de la place pour elle.
âNe poussez donc pas comme ça,â dit le Loir; âje puis Ă peine respirer.â
âCe nâest pas de ma faute,â dit Alice doucement; âje grandis.â
âVous nâavez pas le droit de grandir ici,â dit le Loir.
âNe dites pas de sottises,â rĂ©pliqua Alice plus hardiment; âvous savez bien que vous aussi vous grandissez.â
âOui, mais je grandis, raisonnablement, moi,â dit le Loir; âet non de cette façon ridicule.â Il se leva en faisant la mine, et passa de lâautre cĂŽtĂ© de la salle.
Pendant tout ce temps-lĂ , la Reine nâavait pas cessĂ© de fixer les yeux sur le Chapelier, et, comme le Loir traversait la salle, elle dit Ă un des officiers du tribunal: âApportez-moi la liste des chanteurs du dernier concert.â Sur quoi, le malheureux Chapelier se mit Ă trembler si fortement quâil en perdit ses deux souliers.

âFaites votre dĂ©position,â rĂ©pĂ©ta le Roi en colĂšre; âou bien je vous fais exĂ©cuter, que vous soyez troublĂ© ou non!â
âJe suis un pauvre homme, Votre MajestĂ©,â fit le Chapelier dâune voix tremblante; âet il nây avait guĂšre quâune semaine ou deux que jâavais commencĂ© Ă prendre mon thĂ©, et avec ça les tartines devenaient si minces et les dragĂ©es du thĂ©âââ
âLes dragĂ©es de quoi?â dit le Roi.
âĂa a commencĂ© par le thĂ©,â rĂ©pondit le Chapelier.
âJe vous dis que dragĂ©e commence par un d!â cria le Roi vivement. âMe prenez-vous pour un Ăąne? Continuez!â
âJe suis un pauvre homme,â continua le Chapelier; âet les dragĂ©es et les autres choses me firent perdre la tĂȘte. Mais le LiĂšvre ditâââ
âCâest faux!â sâĂ©cria le LiĂšvre se dĂ©pĂȘchant de lâinterrompre.
âCâest vrai!â cria le Chapelier.
âJe le nie!â cria le LiĂšvre.
âIl le nie!â dit le Roi. âPassez lĂ -dessus.â
âEh bien! dans tous les cas, le Loir ditâââ continua le Chapelier, regardant autour de lui pour voir sâil nierait aussi; mais le Loir ne nia rien, car il dormait profondĂ©ment.
âAprĂšs cela,â continua le Chapelier, âje me coupai dâautres tartines de beurre.â
âMais, que dit le Loir?â demanda un des jurĂ©s.
âCâest ce que je ne peux pas me rappeler,â dit le Chapelier.
âIl faut absolument que vous vous le rappeliez,â fit observer le Roi; âou bien je vous fais exĂ©cuter.â
Le malheureux Chapelier laissa tomber sa tasse et sa tartine de beurre, et mit un genou en terre. âJe suis un pauvre homme, Votre MajestĂ©!â commença-t-il.
âVous ĂȘtes un trĂšs-pauvre orateur,â dit le Roi.
Ici un des cochons dâInde applaudit, et fut immĂ©diatement rĂ©primĂ© par un des huissiers. (Comme ce mot est assez difficile, je vais vous expliquer comment cela se fit. Ils avaient un grand sac de toile qui se fermait Ă lâaide de deux ficelles attachĂ©es Ă lâouverture; dans ce sac ils firent glisser le cochon dâInde la tĂȘte la premiĂšre, puis ils sâassirent dessus.)
âJe suis contente dâavoir vu cela,â pensa Alice. âJâai souvent lu dans les journaux, Ă la fin des procĂšs: âIl se fit quelques tentatives dâapplaudissements qui furent bientĂŽt rĂ©primĂ©es par les huissiers,â et je nâavais jamais compris jusquâĂ prĂ©sent ce que cela voulait dire.â
âSi câest lĂ tout ce que vous savez de lâaffaire, vous pouvez vous prosterner,â continua le Roi.
âJe ne puis pas me prosterner plus bas que cela,â dit le Chapelier; âje suis dĂ©jĂ par terre.â
âAlors asseyez-vous,â rĂ©pondit le Roi.

Ici lâautre cochon dâInde applaudit et fut rĂ©primĂ©.
âBon, cela met fin aux cochons dâInde!â pensa Alice. âMaintenant ça va mieux aller.â
âJâaimerais bien aller finir de prendre mon thĂ©,â dit le Chapelier, en lançant un regard inquiet sur la Reine, qui lisait la liste des chanteurs.
âVous pouvez vous retirer,â dit le Roi; et le Chapelier se hĂąta de quitter la cour, sans mĂȘme prendre le temps de mettre ses souliers.
âEt coupez-lui la tĂȘte dehors,â ajouta la Reine, sâadressant Ă un des huissiers; mais le Chapelier Ă©tait dĂ©jĂ bien loin avant que lâhuissier arrivĂąt Ă la porte.
âAppelez un autre tĂ©moin,â dit le Roi.
Lâautre tĂ©moin, câĂ©tait la cuisiniĂšre de la Duchesse; elle tenait la poivriĂšre Ă la main, et Alice devina qui câĂ©tait, mĂȘme avant quâelle entrĂąt dans la salle, en voyant Ă©ternuer, tout Ă coup et tous Ă la fois, les gens qui se trouvaient prĂšs de la porte.
âFaites votre dĂ©position,â dit le Roi.
âNon!â dit la cuisiniĂšre.
Le Roi regarda dâun air inquiet le Lapin Blanc, qui lui dit Ă voix basse: âIl faut que Votre MajestĂ© interroge ce tĂ©moin-lĂ contradictoirement.â
âPuisquâil le faut, il le faut,â dit le Roi, dâun air triste; et, aprĂšs avoir croisĂ© les bras et froncĂ© les sourcils en regardant la cuisiniĂšre, au point que les yeux lui Ă©taient presque complĂ©tement rentrĂ©s dans la tĂȘte, il dit dâune voix creuse: âDe quoi les tartes sont-elles faites?â
âDe poivre principalement!â dit la cuisiniĂšre.
âDe mĂ©lasse,â dit une voix endormie derriĂšre elle.
âSaisissez ce Loir au collet!â cria la Reine. âCoupez la tĂȘte Ă ce Loir! Mettez ce Loir Ă la porte! RĂ©primez-le, pincez-le, arrachez-lui ses moustaches!â
Pendant quelques instants, toute la cour fut sens dessus dessous pour mettre le Loir à la porte; et, quand le calme fut rétabli, la cuisiniÚre avait disparu.
âCela ne fait rien,â dit le Roi, comme soulagĂ© dâun grand poids. âAppelez le troisiĂšme tĂ©moin;â et il ajouta Ă voix basse en sâadressant Ă la Reine: âVraiment, mon amie, il faut que vous interrogiez cet autre tĂ©moin; cela me fait trop mal au front!â
Alice regardait le Lapin Blanc tandis quâil tournait la liste dans ses doigts, curieuse de savoir quel serait lâautre tĂ©moin. âCar les dĂ©positions ne prouvent pas grandâchose jusquâĂ prĂ©sent,â se dit-elle. Imaginez sa surprise quand le Lapin Blanc cria, du plus fort de sa petite voix criarde: âAlice!â
Chapitre 12: DĂ©position Dâalice
âVOILA!â cria Alice, oubliant tout Ă fait dans le trouble du moment combien elle avait grandi depuis quelques instants, et elle se leva si brusquement quâelle accrocha le banc des jurĂ©s avec le bord de sa robe, et le renversa, avec tous ses occupants, sur la tĂȘte de la foule qui se trouvait au-dessous, et on les vit se dĂ©battant de tous cĂŽtĂ©s, comme les poissons rouges du vase quâelle se rappelait avoir renversĂ© par accident la semaine prĂ©cĂ©dente.
âOh! je vous demande bien pardon!â sâĂ©cria-t-elle toute confuse, et elle se mit Ă les ramasser bien vite, car lâaccident arrivĂ© aux poissons rouges lui trottait dans la tĂȘte, et elle avait une idĂ©e vague quâil fallait les ramasser tout de suite et les remettre sur les bancs, sans quoi ils mourraient.

âLe procĂšs ne peut continuer,â dit le Roi dâune voix grave, âavant que les jurĂ©s soient tous Ă leurs places; tous!â rĂ©pĂ©ta-t-il avec emphase en regardant fixement Alice.
Alice regarda le banc des jurĂ©s, et vit que dans son empressement elle y avait placĂ© le LĂ©zard la tĂȘte en bas, et le pauvre petit ĂȘtre remuait la queue dâune triste façon, dans lâimpossibilitĂ© de se redresser; elle lâeut bientĂŽt retournĂ© et replacĂ© convenablement. âNon que cela soit bien important,â se dit-elle, âcar je pense quâil serait tout aussi utile au procĂšs la tĂȘte en bas quâautrement.â
SitĂŽt que les jurĂ©s se furent un peu remis de la secousse, quâon eut retrouvĂ© et quâon leur eut rendu leurs ardoises et leurs crayons, ils se mirent fort diligemment Ă Ă©crire lâhistoire de lâaccident, Ă lâexception du LĂ©zard, qui paraissait trop accablĂ© pour faire autre chose que demeurer la bouche ouverte, les yeux fixĂ©s sur le plafond de la salle.
âQue savez-vous de cette affaire-lĂ ?â demanda le Roi Ă Alice.
âRien,â rĂ©pondit-elle.
âRien absolument?â insista le Roi.
âRien absolument,â dit Alice.
âVoilĂ qui est trĂšs-important,â dit le Roi, se tournant vers les jurĂ©s. Ils allaient Ă©crire cela sur leurs ardoises quand le Lapin Blanc interrompant: âPeu important, veut dire Votre MajestĂ©, sans doute,â dit-il dâun ton trĂšs-respectueux, mais en fronçant les sourcils et en lui faisant des grimaces.
âPeu important, bien entendu, câest ce que je voulais dire,â rĂ©pliqua le Roi avec empressement. Et il continua de rĂ©pĂ©ter Ă demi-voix: âTrĂšs-important, peu important, peu important, trĂšs-important;â comme pour essayer lequel des deux Ă©tait le mieux sonnant.
Quelques-uns des jurĂ©s Ă©crivirent âtrĂšs-important,â dâautres, âpeu important.â Alice voyait tout cela, car elle Ă©tait assez prĂšs dâeux pour regarder sur leurs ardoises. âMais cela ne fait absolument rien,â pensa-t-elle.
A ce moment-lĂ , le Roi, qui pendant quelque temps avait Ă©tĂ© fort occupĂ© Ă Ă©crire dans son carnet, cria: âSilence!â et lut sur son carnet: âRĂšgle Quarante-deux: Toute personne ayant une taille de plus dâun mille de haut devra quitter la cour.â
Tout le monde regarda Alice.
âJe nâai pas un mille de haut,â dit-elle.
âSi fait,â dit le Roi.
âPrĂšs de deux milles,â ajouta la Reine.
âEh bien! je ne sortirai pas quand mĂȘme; dâailleurs cette rĂšgle nâest pas dâusage, vous venez de lâinventer.â
âCâest la rĂšgle la plus ancienne quâil y ait dans le livre,â dit le Roi.
âAlors elle devrait porter le numĂ©ro Un.â
Le Roi devint pĂąle et ferma vivement son carnet. âDĂ©libĂ©rez,â dit-il aux jurĂ©s dâune voix faible et tremblante.
âIl y a dâautres dĂ©positions Ă recevoir, sâil plaĂźt Ă Votre MajestĂ©,â dit le Lapin, se levant prĂ©cipitamment; âon vient de ramasser ce papier.â
âQuâest-ce quâil y a dedans?â dit la Reine.
âJe ne lâai pas encore ouvert,â dit le Lapin Blanc; âmais on dirait que câest une lettre Ă©crite par lâaccusĂ© Ă ââ Ă quelquâun.â
âCela doit ĂȘtre ainsi,â dit le Roi, âĂ moins quâelle ne soit, Ă©crite Ă personne, ce qui nâest pas ordinaire, vous comprenez.â
âA qui est-elle adressĂ©e?â dit un des jurĂ©s.
âElle nâest pas adressĂ©e du tout,â dit le Lapin Blanc; âau fait, il nây a rien dâĂ©crit Ă lâextĂ©rieur.â Il dĂ©plia le papier tout en parlant et ajouta: âCe nâest pas une lettre, aprĂšs tout; câest une piĂšce de vers.â
âEst-ce lâĂ©criture de lâaccusĂ©?â demanda un autre jurĂ©.
âNon,â dit le Lapin Blanc, âet câest ce quâil y a de plus drĂŽle.â (Les jurĂ©s eurent tous lâair fort embarrassĂ©.)
âIl faut quâil ait imitĂ© lâĂ©criture dâun autre,â dit le Roi. (Les jurĂ©s reprirent lâair serein.)
âPardon, Votre MajestĂ©,â dit le Valet, âce nâest pas moi qui ai Ă©crit cette lettre, et on ne peut pas prouver que ce soit moi; il nây a pas de signature.â
âSi vous nâavez pas signĂ©,â dit le Roi, âcela ne fait quâempirer la chose; il faut absolument que vous ayez eu de mauvaises intentions, sans cela vous auriez signĂ©, comme un honnĂȘte homme.â
LĂ -dessus tout le monde battit des mains; câĂ©tait la premiĂšre rĂ©flexion vraiment bonne que le Roi eĂ»t faite ce jour-lĂ .
âCela prouve sa culpabilitĂ©,â dit la Reine.
âCela ne prouve rien,â dit Alice. âVous ne savez mĂȘme pas ce dont il sâagit.â
âLisez ces vers,â dit le Roi.
Le Lapin Blanc mit ses lunettes. âPar oĂč commencerai-je, sâil plaĂźt Ă Votre MajestĂ©?â demanda-t-il.
âCommencez par le commencement,â dit gravement le Roi, âet continuez jusquâĂ ce que vous arriviez Ă la fin; lĂ , vous vous arrĂȘterez.â
Voici les vers que lut le Lapin Blanc:
âOn mâa dit que tu fus chez elle
Afin de lui pouvoir parler,
Et quâelle assura, la cruelle,
Que je ne savais pas nager!
BientĂŽt il leur envoya dire
(Nous savons fort bien que câest vrai!)
Quâil ne faudrait pas en mĂ©dire,
Ou gare les coups de balai!
Jâen donnai trois, elle en prit une;
Combien donc en recevrons-nous?
(Il y a lĂ quelque lacune.)
Toutes revinrent dâeux Ă vous.
Si vous ou moi, dans cette affaire,
Ătions par trop embarrassĂ©s,
Prions quâil nous laisse, confrĂšre,
Tous deux comme il nous a trouvés.
Vous les avez, jâen suis certaine,
(Avant que de ses nerfs lâaccĂšs
Ne bouleversĂąt lâinhumaine,)
Trompés tous trois avec succÚs.
Cachez-lui quâelle les prĂ©fĂšre;
Car ce doit ĂȘtre, par ma foi,
(Et sera toujours, je lâespĂšre)
Un secret entre vous et moi.â
âVoilĂ la piĂšce de conviction la plus importante que nous ayons eue jusquâĂ prĂ©sent,â dit le Roi en se frottant les mains; âainsi, que le jury maintenantâââ
âSâil y a un seul des jurĂ©s qui puisse lâexpliquer,â dit Alice (elle Ă©tait devenue si grande dans ces derniers instants quâelle nâavait plus du tout peur de lâinterrompre), âje lui donne une piĂšce de dix sous. Je ne crois pas quâil y ait un atome de sens commun lĂ -dedans.â
Tous les jurĂ©s Ă©crivirent sur leurs ardoises: âElle ne croit pas quâil y ait un atome de sens commun lĂ -dedans,â mais aucun dâeux ne tenta dâexpliquer la piĂšce de vers.
âSi elle ne signifie rien,â dit le Roi, âcela nous Ă©pargne un monde dâennuis, vous comprenez: car il est inutile dâen chercher lâexplication; et cependant je ne sais pas trop,â continua-t-il en Ă©talant la piĂšce de vers sur ses genoux et les regardant dâun Ćil; âil me semble que jây vois quelque chose, aprĂšs tout. âQue je ne savais pas nager!â Vous ne savez pas nager, nâest-ce pas?â ajouta-t-il en se tournant vers le Valet.
Le Valet secoua la tĂȘte tristement. âEn ai-je lâair,â dit-il. (Non, certainement, il nâen avait pas lâair, Ă©tant fait tout entier de carton.)
âJusquâici câest bien,â dit le Roi; et il continua de marmotter tout bas, ââNous savons fort bien que câest vrai.â Câest le jury qui dit cela, bien sĂ»r! âJâen donnai trois, elle en prit une;â justement, câest lĂ ce quâil fit des tartes, vous comprenez.â

âMais vient ensuite: âToutes revinrent dâeux Ă vous,ââ dit Alice.
âTiens, mais les voici!â dit le Roi dâun air de triomphe, montrant du doigt les tartes qui Ă©taient sur la table.
âIl nây a rien de plus clair que cela; et encore: âAvant que de ses nerfs lâaccĂšs.â Vous nâavez jamais eu dâattaques de nerfs, je crois, mon Ă©pouse?â dit-il Ă la Reine.
âJamais!â dit la Reine dâun air furieux en jetant un encrier Ă la tĂȘte du LĂ©zard. (Le malheureux Jacques avait cessĂ© dâĂ©crire sur son ardoise avec un doigt, car il sâĂ©tait aperçu que cela ne faisait aucune marque; mais il se remit bien vite Ă lâouvrage en se servant de lâencre qui lui dĂ©coulait le long de la figure, aussi longtemps quâil y en eut.)
âNon, mon Ă©pouse, vous avez trop bon air,â dit le Roi, promenant son regard tout autour de la salle et souriant. Il se fit un silence de mort.
âCâest un calembour,â ajouta le Roi dâun ton de colĂšre; et tout le monde se mit Ă rire. âQue le jury dĂ©libĂšre,â ajouta le Roi, pour Ă peu prĂšs la vingtiĂšme fois ce jour-lĂ .
âNon, non,â dit la Reine, âlâarrĂȘt dâabord, on dĂ©libĂ©rera aprĂšs.â
âCela nâa pas de bon sens!â dit tout haut Alice. âQuelle idĂ©e de vouloir prononcer lâarrĂȘt dâabord!â
âTaisez-vous,â dit la Reine, devenant pourpre de colĂšre.

âJe ne me tairai pas,â dit Alice.
âQuâon lui coupe la tĂȘte!â hurla la Reine de toutes ses forces. Personne ne bougea.
âOn se moque bien de vous,â dit Alice (elle avait alors atteint toute sa grandeur naturelle). âVous nâĂȘtes quâun paquet de cartes!â
LĂ -dessus tout le paquet sauta en lâair et retomba en tourbillonnant sur elle; Alice poussa un petit cri, moitiĂ© de peur, moitiĂ© de colĂšre, et essaya de les repousser; elle se trouva Ă©tendue sur le gazon, la tĂȘte sur les genoux de sa sĆur, qui Ă©cartait doucement de sa figure les feuilles mortes tombĂ©es en voltigeant du haut des arbres.
âRĂ©veillez-vous, chĂšre Alice!â lui dit sa sĆur. âQuel long somme vous venez de faire!â
âOh! jâai fait un si drĂŽle de rĂȘve,â dit Alice; et elle raconta Ă sa sĆur, autant quâelle put sâen souvenir, toutes les Ă©tranges aventures que vous venez de lire; et, quand elle eut fini son rĂ©cit, sa sĆur lui dit en lâembrassant: âCertes, câest un bien drĂŽle de rĂȘve; mais maintenant courez Ă la maison prendre le thĂ©; il se fait tard.â Alice se leva donc et sâĂ©loigna en courant, pensant le long du chemin, et avec raison, quel rĂȘve merveilleux elle venait de faire.
Mais sa sĆur demeura assise tranquillement, tout comme elle lâavait laissĂ©e, la tĂȘte appuyĂ©e sur la main, contemplant le coucher du soleil et pensant Ă la petite Alice et Ă ses merveilleuses aventures; si bien quâelle aussi se mit Ă rĂȘver, en quelque sorte; et voici son rĂȘve:â
Dâabord elle rĂȘva de la petite Alice personnellement:âles petites mains de lâenfant Ă©taient encore jointes sur ses genoux, et ses yeux vifs et brillants plongeaient leur regard dans les siens. Elle entendait jusquâau son de sa voix; elle voyait ce singulier petit mouvement de tĂȘte par lequel elle rejetait en arriĂšre les cheveux vagabonds qui sans cesse lui revenaient dans les yeux; et, comme elle Ă©coutait ou paraissait Ă©couter, tout sâanima autour dâelle et se peupla des Ă©tranges crĂ©atures du rĂȘve de sa jeune sĆur. Les longues herbes bruissaient Ă ses pieds sous les pas prĂ©cipitĂ©s du Lapin Blanc; la Souris effrayĂ©e faisait clapoter lâeau en traversant la mare voisine; elle entendait le bruit des tasses, tandis que le LiĂšvre et ses amis prenaient leur repas qui ne finissait jamais, et la voix perçante de la Reine envoyant Ă la mort ses malheureux invitĂ©s. Une fois encore lâenfant-porc Ă©ternuait sur les genoux de la Duchesse, tandis que les assiettes et les plats se brisaient autour de lui; une fois encore la voix criarde du Griffon, le grincement du crayon dâardoise du LĂ©zard, et les cris Ă©touffĂ©s des cochons dâInde mis dans le sac par ordre de la cour, remplissaient les airs, en se mĂȘlant aux sanglots que poussait au loin la malheureuse Fausse-Tortue.
Câest ainsi quâelle demeura assise, les yeux fermĂ©s, et se croyant presque dans le Pays des Merveilles, bien quâelle sĂ»t quâelle nâavait quâĂ rouvrir les yeux pour que tout fĂ»t changĂ© en une triste rĂ©alitĂ©: les herbes ne bruiraient plus alors que sous le souffle du vent, et lâeau de la mare ne murmurerait plus quâau balancement des roseaux; le bruit des tasses deviendrait le tintement des clochettes au cou des moutons, et elle reconnaĂźtrait les cris aigus de la Reine dans la voix perçante du petit berger; lâĂ©ternuement du bĂ©bĂ©, le cri du Griffon et tous les autres bruits Ă©tranges ne seraient plus, elle le savait bien, que les clameurs confuses dâune cour de ferme, tandis que le beuglement des bestiaux dans le lointain remplacerait les lourds sanglots de la Fausse-Tortue.
Enfin elle se reprĂ©senta cette mĂȘme petite sĆur, dans lâavenir, devenue elle aussi une grande personne; elle se la reprĂ©senta conservant, jusque dans lâĂąge mĂ»r, le cĆur simple et aimant de son enfance, et rĂ©unissant autour dâelle dâautres petits enfants dont elle ferait briller les yeux vifs et curieux au rĂ©cit de bien des aventures Ă©tranges, et peut-ĂȘtre mĂȘme en leur contant le songe du Pays des Merveilles du temps jadis: elle la voyait partager leurs petits chagrins et trouver plaisir Ă leurs innocentes joies, se rappelant sa propre enfance et les heureux jours dâĂ©tĂ©.