Aventures d’Alice au pays des merveilles (Livre Complet)


Chapitre 1: Au Fond Du Terrier

ALICE, assise auprĂšs de sa sƓur sur le gazon, commençait Ă  s’ennuyer de rester lĂ  Ă  ne rien faire; une ou deux fois elle avait jetĂ© les yeux sur le livre que lisait sa sƓur; mais quoi! pas d’images, pas de dialogues! “La belle avance,” pensait Alice, “qu’un livre sans images, sans causeries!”.

Elle s’était mise Ă  rĂ©flĂ©chir, (tant bien que mal, car la chaleur du jour l’endormait et la rendait lourde,) se demandant si le plaisir de faire une couronne de marguerites valait bien la peine de se lever et de cueillir les fleurs, quand tout Ă  coup un lapin blanc aux yeux roses passa prĂšs d’elle.

Il n’y avait rien lĂ  de bien Ă©tonnant, et Alice ne trouva mĂȘme pas trĂšs-extraordinaire d’entendre parler le Lapin qui se disait: “Ah! j’arriverai trop tard!” (En y songeant aprĂšs, il lui sembla bien qu’elle aurait dĂ» s’en Ă©tonner, mais sur le moment cela lui avait paru tout naturel.) Cependant, quand le Lapin vint Ă  tirer une montre de son gousset, la regarda, puis se prit Ă  courir de plus belle, Alice sauta sur ses pieds, frappĂ©e de cette idĂ©e que jamais elle n’avait vu de lapin avec un gousset et une montre. EntraĂźnĂ©e par la curiositĂ© elle s’élança sur ses traces Ă  travers le champ, et arriva tout juste Ă  temps pour le voir disparaĂźtre dans un large trou au pied d’une haie.

Un instant aprÚs, Alice était à la poursuite du Lapin dans le terrier, sans songer comment elle en sortirait.

Pendant un bout de chemin le trou allait tout droit comme un tunnel, puis tout Ă  coup il plongeait perpendiculairement d’une façon si brusque qu’Alice se sentit tomber comme dans un puits d’une grande profondeur, avant mĂȘme d’avoir pensĂ© Ă  se retenir.

De deux choses l’une, ou le puits Ă©tait vraiment bien profond, ou elle tombait bien doucement; car elle eut tout le loisir, dans sa chute, de regarder autour d’elle et de se demander avec Ă©tonnement ce qu’elle allait devenir. D’abord elle regarda dans le fond du trou pour savoir oĂč elle allait; mais il y faisait bien trop sombre pour y rien voir. Ensuite elle porta les yeux sur les parois du puits, et s’aperçut qu’elles Ă©taient garnies d’armoires et d’étagĂšres; çà et lĂ , elle vit pendues Ă  des clous des cartes gĂ©ographiques et des images. En passant elle prit sur un rayon un pot de confiture portant cette Ă©tiquette, “MARMELADE D’ORANGES.” Mais, Ă  son grand regret, le pot Ă©tait vide: elle n’osait le laisser tomber dans la crainte de tuer quelqu’un; aussi s’arrangea-t-elle de maniĂšre Ă  le dĂ©poser en passant dans une des armoires.

“Certes,” dit Alice, “aprĂšs une chute pareille je ne me moquerai pas mal de dĂ©gringoler l’escalier! Comme ils vont me trouver brave chez nous! Je tomberais du haut des toits que je ne ferais pas entendre une plainte.” (Ce qui Ă©tait bien probable.)

Tombe, tombe, tombe! “Cette chute n’en finira donc pas! Je suis curieuse de savoir combien de milles j’ai dĂ©jĂ  faits,” dit-elle tout haut. “Je dois ĂȘtre bien prĂšs du centre de la terre. Voyons donc, cela serait Ă  quatre mille milles de profondeur, il me semble.” (Comme vous voyez, Alice avait appris pas mal de choses dans ses leçons; et bien que ce ne fĂ»t pas lĂ  une trĂšs-bonne occasion de faire parade de son savoir, vu qu’il n’y avait point d’auditeur, cependant c’était un bon exercice que de rĂ©pĂ©ter sa leçon.) “Oui, c’est bien Ă  peu prĂšs cela; mais alors Ă  quel degrĂ© de latitude ou de longitude est-ce que je me trouve?” (Alice n’avait pas la moindre idĂ©e de ce que voulait dire latitude ou longitude, mais ces grands mots lui paraissaient beaux et sonores.)

BientĂŽt elle reprit: “Si j’allais traverser complĂ©tement la terre? Comme ça serait drĂŽle de se trouver au milieu de gens qui marchent la tĂȘte en bas. Aux Antipathies, je crois.” (Elle n’était pas fĂąchĂ©e cette fois qu’il n’y eĂ»t personne lĂ  pour l’entendre, car ce mot ne lui faisait pas l’effet d’ĂȘtre bien juste.) “Eh mais, j’aurai Ă  leur demander le nom du pays.—Pardon, Madame, est-ce ici la Nouvelle-Zemble ou l’Australie?”—En mĂȘme temps elle essaya de faire la rĂ©vĂ©rence. (Quelle idĂ©e! Faire la rĂ©vĂ©rence en l’air! Dites-moi un peu, comment vous y prendriez-vous?) “‘Quelle petite ignorante!’ pensera la dame quand je lui ferai cette question. Non, il ne faut pas demander cela; peut-ĂȘtre le verrai-je Ă©crit quelque part.”

Tombe, tombe, tombe!—Donc Alice, faute d’avoir rien de mieux Ă  faire, se remit Ă  se parler: “Dinah remarquera mon absence ce soir, bien sĂ»r.” (Dinah c’était son chat.) “Pourvu qu’on n’oublie pas de lui donner sa jatte de lait Ă  l’heure du thĂ©. Dinah, ma minette, que n’es-tu ici avec moi? Il n’y a pas de souris dans les airs, j’en ai bien peur; mais tu pourrais attraper une chauve-souris, et cela ressemble beaucoup Ă  une souris, tu sais. Mais les chats mangent-ils les chauves-souris?” Ici le sommeil commença Ă  gagner Alice. Elle rĂ©pĂ©tait, Ă  moitiĂ© endormie: “Les chats mangent-ils les chauves-souris? Les chats mangent-ils les chauves-souris?” Et quelquefois: “Les chauves-souris mangent-elles les chats?” Car vous comprenez bien que, puisqu’elle ne pouvait rĂ©pondre ni Ă  l’une ni Ă  l’autre de ces questions, peu importait la maniĂšre de les poser. Elle s’assoupissait et commençait Ă  rĂȘver qu’elle se promenait tenant Dinah par la main, lui disant trĂšs-sĂ©rieusement: “Voyons, Dinah, dis-moi la vĂ©ritĂ©, as-tu jamais mangĂ© des chauves-souris?” Quand tout Ă  coup, pouf! la voilĂ  Ă©tendue sur un tas de fagots et de feuilles sĂšches,—et elle a fini de tomber.

Alice ne s’était pas fait le moindre mal. Vite elle se remet sur ses pieds et regarde en l’air; mais tout est noir lĂ -haut. Elle voit devant elle un long passage et le Lapin Blanc qui court Ă  toutes jambes. Il n’y a pas un instant Ă  perdre; Alice part comme le vent et arrive tout juste Ă  temps pour entendre le Lapin dire, tandis qu’il tourne le coin: “Par ma moustache et mes oreilles, comme il se fait tard!” Elle n’en Ă©tait plus qu’à deux pas: mais le coin tournĂ©, le Lapin avait disparu. Elle se trouva alors dans une salle longue et basse, Ă©clairĂ©e par une rangĂ©e de lampes pendues au plafond.

Il y avait des portes tout autour de la salle: ces portes Ă©taient toutes fermĂ©es, et, aprĂšs avoir vainement tentĂ© d’ouvrir celles du cĂŽtĂ© droit, puis celles du cĂŽtĂ© gauche, Alice se promena tristement au beau milieu de cette salle, se demandant comment elle en sortirait.

Tout Ă  coup elle rencontra sur son passage une petite table Ă  trois pieds, en verre massif, et rien dessus qu’une toute petite clef d’or. Alice pensa aussitĂŽt que ce pouvait ĂȘtre celle d’une des portes; mais hĂ©las! soit que les serrures fussent trop grandes, soit que la clef fĂ»t trop petite, elle ne put toujours en ouvrir aucune. Cependant, ayant fait un second tour, elle aperçut un rideau placĂ© trĂšs-bas et qu’elle n’avait pas vu d’abord; par derriĂšre se trouvait encore une petite porte Ă  peu prĂšs quinze pouces de haut; elle essaya la petite clef d’or Ă  la serrure, et, Ă  sa grande joie, il se trouva qu’elle y allait Ă  merveille. Alice ouvrit la porte, et vit qu’elle conduisait dans un Ă©troit passage Ă  peine plus large qu’un trou Ă  rat. Elle s’agenouilla, et, jetant les yeux le long du passage, dĂ©couvrit le plus ravissant jardin du monde. Oh! Qu’il lui tardait de sortir de cette salle tĂ©nĂ©breuse et d’errer au milieu de ces carrĂ©s de fleurs brillantes, de ces fraĂźches fontaines! Mais sa tĂȘte ne pouvait mĂȘme pas passer par la porte. “Et quand mĂȘme ma tĂȘte y passerait,” pensait Alice, “à quoi cela servirait-il sans mes Ă©paules? Oh! que je voudrais donc avoir la facultĂ© de me fermer comme un tĂ©lescope! Ça se pourrait peut-ĂȘtre, si je savais comment m’y prendre.” Il lui Ă©tait dĂ©jĂ  arrivĂ© tant de choses extraordinaires, qu’Alice commençait Ă  croire qu’il n’y en avait guĂšre d’impossibles.

Comme cela n’avançait Ă  rien de passer son temps Ă  attendre Ă  la petite porte, elle retourna vers la table, espĂ©rant presque y trouver une autre clef, ou tout au moins quelque grimoire donnant les rĂšgles Ă  suivre pour se fermer comme un tĂ©lescope. Cette fois elle trouva sur la table une petite bouteille (qui certes n’était pas lĂ  tout Ă  l’heure). Au cou de cette petite bouteille Ă©tait attachĂ©e une Ă©tiquette en papier, avec ces mots “BUVEZ-MOI” admirablement imprimĂ©s en grosses lettres.

C’est bien facile Ă  dire “Buvez-moi” mais Alice Ă©tait trop fine pour obĂ©ir Ă  l’aveuglette. “Examinons d’abord,” dit-elle, “et voyons s’il y a Ă©crit dessus ‘Poison’ ou non.” Car elle avait lu dans de jolis petits contes, que des enfants avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s, dĂ©vorĂ©s par des bĂȘtes fĂ©roces, et qu’il leur Ă©tait arrivĂ© d’autres choses trĂšs-dĂ©sagrĂ©ables, tout cela pour ne s’ĂȘtre pas souvenus des instructions bien simples que leur donnaient leurs parents: par exemple, que le tisonnier chauffĂ© Ă  blanc brĂ»le les mains qui le tiennent trop longtemps; que si on se fait au doigt une coupure profonde, il saigne d’ordinaire; et elle n’avait point oubliĂ© que si l’on boit immodĂ©rĂ©ment d’une bouteille marquĂ©e “Poison” cela ne manque pas de brouiller le cƓur tĂŽt ou tard.

Cependant, comme cette bouteille n’était pas marquĂ©e “Poison,” Alice se hasarda Ă  en goĂ»ter le contenu, et le trouvant fort bon, (au fait c’était comme un mĂ©lange de tarte aux cerises, de crĂšme, d’ananas, de dinde truffĂ©e, de nougat, et de rĂŽties au beurre,) elle eut bientĂŽt tout avalĂ©.

“Je me sens toute drĂŽle,” dit Alice, “on dirait que je rentre en moi-mĂȘme et que je me ferme comme un tĂ©lescope.” C’est bien ce qui arrivait en effet. Elle n’avait plus que dix pouces de haut, et un Ă©clair de joie passa sur son visage Ă  la pensĂ©e qu’elle Ă©tait maintenant de la grandeur voulue pour pĂ©nĂ©trer par la petite porte dans ce beau jardin. Elle attendit pourtant quelques minutes, pour voir si elle allait rapetisser encore. Cela lui faisait bien un peu peur. “Songez donc,” se disait Alice, “je pourrais bien finir par m’éteindre comme une chandelle. Que deviendrais-je alors?” Et elle cherchait Ă  s’imaginer l’air que pouvait avoir la flamme d’une chandelle Ă©teinte, car elle ne se rappelait pas avoir jamais rien vu de la sorte.

Un moment aprĂšs, voyant qu’il ne se passait plus rien, elle se dĂ©cida Ă  aller de suite au jardin; mais hĂ©las, pauvre Alice! en arrivant Ă  la porte, elle s’aperçut qu’elle avait oubliĂ© la petite clef d’or. Elle revint sur ses pas pour la prendre sur la table. Bah! impossible d’atteindre Ă  la clef qu’elle voyait bien clairement Ă  travers le verre. Elle fit alors tout son possible pour grimper le long d’un des pieds de la table, mais il Ă©tait trop glissant; et enfin, Ă©puisĂ©e de fatigue, la pauvre enfant s’assit et pleura.

“Allons, Ă  quoi bon pleurer ainsi,” se dit Alice vivement. “Je vous conseille, Mademoiselle, de cesser tout de suite!” Elle avait pour habitude de se donner de trĂšs-bons conseils (bien qu’elle les suivĂźt rarement), et quelquefois elle se grondait si fort que les larmes lui en venaient aux yeux; une fois mĂȘme elle s’était donnĂ© des tapes pour avoir trichĂ© dans une partie de croquet qu’elle jouait toute seule; car cette Ă©trange enfant aimait beaucoup Ă  faire deux personnages. “Mais,” pensa la pauvre Alice, “il n’y a plus moyen de faire deux personnages, Ă  prĂ©sent qu’il me reste Ă  peine de quoi en faire un.”

Elle aperçut alors une petite boĂźte en verre qui Ă©tait sous la table, l’ouvrit et y trouva un tout petit gĂąteau sur lequel les mots “MANGEZ-MOI” Ă©taient admirablement tracĂ©s avec des raisins de Corinthe. “Tiens, je vais le manger,” dit Alice: “si cela me fait grandir, je pourrai atteindre Ă  la clef; si cela me fait rapetisser, je pourrai ramper sous la porte; d’une façon ou de l’autre, je pĂ©nĂ©trerai dans le jardin, et alors, arrive que pourra!”

Elle mangea donc un petit morceau du gĂąteau, et, portant sa main sur sa tĂȘte, elle se dit tout inquiĂšte: “Lequel est-ce? Lequel est-ce?” Elle voulait savoir si elle grandissait ou rapetissait, et fut tout Ă©tonnĂ©e de rester la mĂȘme; franchement, c’est ce qui arrive le plus souvent lorsqu’on mange du gĂąteau; mais Alice avait tellement pris l’habitude de s’attendre Ă  des choses extraordinaires, que cela lui paraissait ennuyeux et stupide de vivre comme tout le monde.

Aussi elle se remit à l’Ɠuvre, et eut bien vite fait disparaütre le gñteau.


Chapitre 2: La Mare Aux Larmes

“DE plus trĂšs-curieux en plus trĂšs-curieux!” s’écria Alice (sa surprise Ă©tait si grande qu’elle ne pouvait s’exprimer correctement): “VoilĂ  que je m’allonge comme le plus grand tĂ©lescope qui fĂ»t jamais! Adieu mes pieds!” (Elle venait de baisser les yeux, et ses pieds lui semblaient s’éloigner Ă  perte de vue.) “Oh! mes pauvres petits pieds! Qui vous mettra vos bas et vos souliers maintenant, mes mignons? Quant Ă  moi, je ne le pourrai certainement pas! Je serai bien trop loin pour m’occuper de vous: arrangez-vous du mieux que vous pourrez.—Il faut cependant que je sois bonne pour eux,” pensa Alice, “sans cela ils refuseront peut-ĂȘtre d’aller du cĂŽtĂ© que je voudrai. Ah! je sais ce que je ferai: je leur donnerai une belle paire de bottines Ă  NoĂ«l.”

Puis elle chercha dans son esprit comment elle s’y prendrait. “Il faudra les envoyer par le messager,” pensa-t-elle; “quelle Ă©trange chose d’envoyer des prĂ©sents Ă  ses pieds! Et l’adresse donc! C’est cela qui sera drĂŽle.

A Monsieur LepiĂ©droit d’Alice,

Tapis du foyer,

PrĂšs le garde-feu.

(De la part de Mlle Alice.)

Oh! que d’enfantillages je dis là!”

Au mĂȘme instant, sa tĂȘte heurta contre le plafond de la salle: c’est qu’elle avait alors un peu plus de neuf pieds de haut. Vite elle saisit la petite clef d’or et courut Ă  la porte du jardin.

Pauvre Alice! C’est tout ce qu’elle put faire, aprĂšs s’ĂȘtre Ă©tendue de tout son long sur le cĂŽtĂ©, que de regarder du coin de l’Ɠil dans le jardin. Quant Ă  traverser le passage, il n’y fallait plus songer. Elle s’assit donc, et se remit Ă  pleurer.

“Quelle honte!” dit Alice. “Une grande fille comme vous” (‘grande’ Ă©tait bien le mot) “pleurer de la sorte! Allons, finissez, vous dis-je!” Mais elle continua de pleurer, versant des torrents de larmes, si bien qu’elle se vit Ă  la fin entourĂ©e d’une grande mare, profonde d’environ quatre pouces et s’étendant jusqu’au milieu de la salle.

Quelque temps aprĂšs, elle entendit un petit bruit de pas dans le lointain; vite, elle s’essuya les yeux pour voir ce que c’était. C’était le Lapin Blanc, en grande toilette, tenant d’une main une paire de gants paille, et de l’autre un large Ă©ventail. Il accourait tout affairĂ©, marmottant entre ses dents: “Oh! la Duchesse, la Duchesse! Elle sera dans une belle colĂšre si je l’ai fait attendre!” Alice se trouvait si malheureuse, qu’elle Ă©tait disposĂ©e Ă  demander secours au premier venu; ainsi, quand le Lapin fut prĂšs d’elle, elle lui dit d’une voix humble et timide, “Je vous en prie, Monsieur—” Le Lapin tressaillit d’épouvante, laissa tomber les gants et l’éventail, se mit Ă  courir Ă  toutes jambes et disparut dans les tĂ©nĂšbres.

Alice ramassa les gants et l’éventail, et, comme il faisait trĂšs-chaud dans cette salle, elle s’éventa tout en se faisant la conversation: “Que tout est Ă©trange, aujourd’hui! Hier les choses se passaient comme Ă  l’ordinaire. Peut-ĂȘtre m’a-t-on changĂ©e cette nuit! Voyons, Ă©tais-je la mĂȘme petite fille ce matin en me levant?—Je crois bien me rappeler que je me suis trouvĂ©e un peu diffĂ©rente.—Mais si je ne suis pas la mĂȘme, qui suis-je donc, je vous prie? VoilĂ  l’embarras.” Elle se mit Ă  passer en revue dans son esprit toutes les petites filles de son Ăąge qu’elle connaissait, pour voir si elle avait Ă©tĂ© transformĂ©e en l’une d’elles.

“Bien sĂ»r, je ne suis pas Ada,” dit-elle. “Elle a de longs cheveux bouclĂ©s et les miens ne frisent pas du tout.—AssurĂ©ment je ne suis pas Mabel, car je sais tout plein de choses et Mabel ne sait presque rien; et puis, du reste, Mabel, c’est Mabel; Alice, c’est Alice!—Oh! mais quelle Ă©nigme que cela!—Voyons si je me souviendrai de tout ce que je savais: quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize, quatre fois sept font—— je n’arriverai jamais Ă  vingt de ce train-lĂ . Mais peu importe la table de multiplication. Essayons de la GĂ©ographie: Londres est la capitale de Paris, Paris la capitale de Rome, et Rome la capitale de—Mais non, ce n’est pas cela, j’en suis bien sĂ»re! Je dois ĂȘtre changĂ©e en Mabel!—Je vais tĂącher de rĂ©citer MaĂźtre Corbeau.” Elle croisa les mains sur ses genoux comme quand elle disait ses leçons, et se mit Ă  rĂ©pĂ©ter la fable, d’une voix rauque et Ă©trange, et les mots ne se prĂ©sentaient plus comme autrefois:

“MaĂźtre Corbeau sur un arbre perchĂ©,
Faisait son nid entre des branches;
Il avait relevé ses manches,
Car il était trÚs-affairé.
MaĂźtre Renard, par lĂ  passant,
Lui dit: ‘Descendez donc, compùre;
Venez embrasser votre frùre.’
Le Corbeau, le reconnaissant,
Lui répondit en son ramage:
‘Fromage.’”

“Je suis bien sĂ»re que ce n’est pas ça du tout,” s’écria la pauvre Alice, et ses yeux se remplirent de larmes. “Ah! je le vois bien, je ne suis plus Alice, je suis Mabel, et il me faudra aller vivre dans cette vilaine petite maison, oĂč je n’aurai presque pas de jouets pour m’amuser.—Oh! que de leçons on me fera apprendre!—Oui, certes, j’y suis bien rĂ©solue, si je suis Mabel je resterai ici. Ils auront beau passer la tĂȘte lĂ -haut et me crier, ‘Reviens auprĂšs de nous, ma chĂ©rie!’ Je me contenterai de regarder en l’air et de dire, ‘Dites-moi d’abord qui je suis, et, s’il me plaĂźt d’ĂȘtre cette personne-lĂ , j’irai vous trouver; sinon, je resterai ici jusqu’à ce que je devienne une autre petite fille.’—Et pourtant,” dit Alice en fondant en larmes, “je donnerais tout au monde pour les voir montrer la tĂȘte lĂ -haut! Je m’ennuie tant d’ĂȘtre ici toute seule.”

Comme elle disait ces mots, elle fut bien surprise de voir que tout en parlant elle avait mis un des petits gants du Lapin. “Comment ai-je pu mettre ce gant?” pensa-t-elle. “Je rapetisse donc de nouveau?” Elle se leva, alla prĂšs de la table pour se mesurer, et jugea, autant qu’elle pouvait s’en rendre compte, qu’elle avait environ deux pieds de haut, et continuait de raccourcir rapidement.

BientĂŽt elle s’aperçut que l’éventail qu’elle avait Ă  la main en Ă©tait la cause; vite elle le lĂącha, tout juste Ă  temps pour s’empĂȘcher de disparaĂźtre tout Ă  fait.

“Je viens de l’échapper belle,” dit Alice, tout Ă©mue de ce brusque changement, mais bien aise de voir qu’elle existait encore. “Maintenant, vite au jardin!”—Elle se hĂąta de courir vers la petite porte; mais hĂ©las! elle s’était refermĂ©e et la petite clef d’or se trouvait sur la table de verre, comme tout Ă  l’heure. “Les choses vont de mal en pis,” pensa la pauvre enfant. “Jamais je ne me suis vue si petite, jamais! Et c’est vraiment par trop fort!”

A ces mots son pied glissa, et flac! La voilĂ  dans l’eau salĂ©e jusqu’au menton. Elle se crut d’abord tombĂ©e dans la mer. “Dans ce cas je retournerai chez nous en chemin de fer,” se dit-elle. (Alice avait Ă©tĂ© au bord de la mer une fois en sa vie, et se figurait que sur n’importe quel point des cĂŽtes se trouvent un grand nombre de cabines pour les baigneurs, des enfants qui font des trous dans le sable avec des pelles en bois, une longue ligne de maisons garnies, et derriĂšre ces maisons une gare de chemin de fer.) Mais elle comprit bientĂŽt qu’elle Ă©tait dans une mare formĂ©e des larmes qu’elle avait pleurĂ©es, quand elle avait neuf pieds de haut.

“Je voudrais bien n’avoir pas tant pleurĂ©,” dit Alice tout en nageant de cĂŽtĂ© et d’autre pour tĂącher de sortir de lĂ . “Je vais en ĂȘtre punie sans doute, en me noyant dans mes propres larmes. C’est cela qui sera drĂŽle! Du reste, tout est drĂŽle aujourd’hui.”

Au mĂȘme instant elle entendit patauger dans la mare Ă  quelques pas de lĂ , et elle nagea de ce cĂŽtĂ© pour voir ce que c’était. Elle pensa d’abord que ce devait ĂȘtre un cheval marin ou hippopotame; puis elle se rappela combien elle Ă©tait petite maintenant, et dĂ©couvrit bientĂŽt que c’était tout simplement une souris qui, comme elle, avait glissĂ© dans la mare.

“Si j’adressais la parole Ă  cette souris? Tout est si extraordinaire ici qu’il se pourrait bien qu’elle sĂ»t parler: dans tous les cas, il n’y a pas de mal Ă  essayer.” Elle commença donc: “O Souris, savez-vous comment on pourrait sortir de cette mare? Je suis bien fatiguĂ©e de nager, O Souris!” (Alice pensait que c’était lĂ  la bonne maniĂšre d’interpeller une souris. Pareille chose ne lui Ă©tait jamais arrivĂ©e, mais elle se souvenait d’avoir vu dans la grammaire latine de son frĂšre:—“La souris, de la souris, Ă  la souris, ĂŽ souris.”) La Souris la regarda d’un air inquisiteur; Alice crut mĂȘme la voir cligner un de ses petits yeux, mais elle ne dit mot.

“Peut-ĂȘtre ne comprend-elle pas cette langue,” dit Alice; “c’est sans doute une souris Ă©trangĂšre nouvellement dĂ©barquĂ©e. Je vais essayer de lui parler italien: ‘Dove Ăš il mio gatto?’” C’étaient lĂ  les premiers mots de son livre de dialogues. La Souris fit un bond hors de l’eau, et parut trembler de tous ses membres. “Oh! mille pardons!” s’écria vivement Alice, qui craignait d’avoir fait de la peine au pauvre animal. “J’oubliais que vous n’aimez pas les chats.”

“Aimer les chats!” cria la Souris d’une voix perçante et colĂšre. “Et vous, les aimeriez-vous si vous Ă©tiez Ă  ma place?”

“Non, sans doute,” dit Alice d’une voix caressante, pour l’apaiser. “Ne vous fĂąchez pas. Pourtant je voudrais bien vous montrer Dinah, notre chatte. Oh! si vous la voyiez, je suis sĂ»re que vous prendriez de l’affection pour les chats. Dinah est si douce et si gentille.” Tout en nageant nonchalamment dans la mare et parlant moitiĂ© Ă  part soi, moitiĂ© Ă  la Souris, Alice continua: “Elle se tient si gentiment auprĂšs du feu Ă  faire son rouet Ă  se lĂ©cher les pattes, et Ă  se dĂ©barbouiller; son poil est si doux Ă  caresser; et comme elle attrape bien les souris!—Oh! pardon!” dit encore Alice, car cette fois le poil de la Souris s’était tout hĂ©rissĂ©, et on voyait bien qu’elle Ă©tait fĂąchĂ©e tout de bon. “Nous n’en parlerons plus si cela vous fait de la peine.”

“Nous! dites-vous,” s’écria la Souris, en tremblant de la tĂȘte Ă  la queue. “Comme si moi je parlais jamais de pareilles choses! Dans notre famille on a toujours dĂ©testĂ© les chats, viles crĂ©atures sans foi ni loi. Que je ne vous en entende plus parler!”

“Eh bien non,” dit Alice, qui avait hĂąte de changer la conversation. “Est-ce que—est-ce que vous aimez les chiens?” La Souris ne rĂ©pondit pas, et Alice dit vivement: “Il y a tout prĂšs de chez nous un petit chien bien mignon que je voudrais vous montrer! C’est un petit terrier aux yeux vifs, avec de longs poils bruns frisĂ©s! Il rapporte trĂšs-bien; il se tient sur ses deux pattes de derriĂšre, et fait le beau pour avoir Ă  manger. Enfin il fait tant de tours que j’en oublie plus de la moitiĂ©! Il appartient Ă  un fermier qui ne le donnerait pas pour mille francs, tant il lui est utile; il tue tous les rats et aussi—— Oh!” reprit Alice d’un ton chagrin, “voilĂ  que je vous ai encore offensĂ©e!” En effet, la Souris s’éloignait en nageant de toutes ses forces, si bien que l’eau de la mare en Ă©tait tout agitĂ©e.

Alice la rappela doucement: “Ma petite Souris! Revenez, je vous en prie, nous ne parlerons plus ni de chien ni de chat, puisque vous ne les aimez pas!”

A ces mots la Souris fit volte-face, et se rapprocha tout doucement; elle Ă©tait toute pĂąle (de colĂšre, pensait Alice). La Souris dit d’une voix basse et tremblante: “Gagnons la rive, je vous conterai mon histoire, et vous verrez pourquoi je hais les chats et les chiens.”

Il Ă©tait grand temps de s’en aller, car la mare se couvrait d’oiseaux et de toutes sortes d’animaux qui y Ă©taient tombĂ©s. Il y avait un canard, un dodo, un lory, un aiglon, et d’autres bĂȘtes extraordinaires. Alice prit les devants, et toute la troupe nagea vers la rive.


Chapitre 3: La Course Cocasse

ILS formaient une assemblĂ©e bien grotesque ces ĂȘtres singuliers rĂ©unis sur le bord de la mare; les uns avaient leurs plumes tout en dĂ©sordre, les autres le poil plaquĂ© contre le corps. Tous Ă©taient trempĂ©s, de mauvaise humeur, et fort mal Ă  l’aise.

“Comment faire pour nous sĂ©cher?” ce fut la premiĂšre question, cela va sans dire. Au bout de quelques instants, il sembla tout naturel Ă  Alice 30de causer familiĂšrement avec ces animaux, comme si elle les connaissait depuis son berceau. Elle eut mĂȘme une longue discussion avec le Lory, qui, Ă  la fin, lui fit la mine et lui dit d’un air boudeur: “Je suis plus ĂągĂ© que vous, et je dois par consĂ©quent en savoir plus long.” Alice ne voulut pas accepter cette conclusion avant de savoir l’ñge du Lory, et comme celui-ci refusa tout net de le lui dire, cela mit un terme au dĂ©bat.

Enfin la Souris, qui paraissait avoir un certain ascendant sur les autres, leur cria: “Asseyez-vous tous, et Ă©coutez-moi! Je vais bientĂŽt vous faire sĂ©cher, je vous en rĂ©ponds!” Vite, tout le monde s’assit en rond autour de la Souris, sur qui Alice tenait les yeux fixĂ©s avec inquiĂ©tude, car elle se disait: “Je vais attraper un vilain rhume si je ne sĂšche pas bientĂŽt.”

“Hum!” fit la Souris d’un air d’importance; “ĂȘtes-vous prĂȘts? Je ne sais rien de plus sec que ceci. Silence dans le cercle, je vous prie. ‘Guillaume le ConquĂ©rant, dont le pape avait embrassĂ© le parti, soumit bientĂŽt les Anglais, qui manquaient de chefs, et commençaient Ă  s’accoutumer aux usurpations et aux conquĂȘtes des Ă©trangers. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie——’”

“Brrr,” fit le Lory, qui grelottait.

“Pardon,” demanda la Souris en fronçant le sourcil, mais fort poliment, “qu’avez-vous dit?”

“Moi! rien,” rĂ©pliqua vivement le Lory.

“Ah! je croyais,” dit la Souris. “Je continue. ‘Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie, se dĂ©clarĂšrent en sa faveur, et Stigand, l’archevĂȘque patriote de Cantorbery, trouva cela——’”

“Trouva quoi?” dit le Canard.

“Il trouva cela,” rĂ©pondit la Souris avec impatience. “AssurĂ©ment vous savez ce que ‘cela’ veut dire.”

“Je sais parfaitement ce que ‘cela’ veut dire; par exemple: quand moi j’ai trouvĂ© cela bon; ‘cela’ veut dire un ver ou une grenouille,” ajouta le Canard. “Mais il s’agit de savoir ce que l’archevĂȘque trouva.”

La Souris, sans prendre garde Ă  cette question, se hĂąta de continuer. “‘L’archevĂȘque trouva cela de bonne politique d’aller avec Edgar Atheling Ă  la rencontre de Guillaume, pour lui offrir la couronne. Guillaume, d’abord, fut bon prince; mais l’insolence des vassaux normands——’ Eh bien, comment cela va-t-il, mon enfant?” ajouta-t-elle en se tournant vers Alice.

“Toujours aussi mouillĂ©e,” dit Alice tristement. “Je ne sĂšche que d’ennui.”

“Dans ce cas,” dit le Dodo avec emphase, se dressant sur ses pattes, “je propose l’ajournement, et l’adoption immĂ©diate de mesures Ă©nergiques.”

“Parlez français,” dit l’Aiglon; “je ne comprends pas la moitiĂ© de ces grands mots, et, qui plus est, je ne crois pas que vous les compreniez vous-mĂȘme.” L’Aiglon baissa la tĂȘte pour cacher un sourire, et quelques-uns des autres oiseaux ricanĂšrent tout haut.

“J’allais proposer,” dit le Dodo d’un ton vexĂ©, “une course cocasse; c’est ce que nous pouvons faire de mieux pour nous sĂ©cher.”

“Qu’est-ce qu’une course cocasse?” demanda Alice; non qu’elle tĂźnt beaucoup Ă  le savoir, mais le Dodo avait fait une pause comme s’il s’attendait Ă  ĂȘtre questionnĂ© par quelqu’un, et personne ne semblait disposĂ© Ă  prendre la parole.

“La meilleure maniùre de l’expliquer,” dit le Dodo, “c’est de le faire.” (Et comme vous pourriez bien, un de ces jours d’hiver, avoir envie de l’essayer, je vais vous dire comment le Dodo s’y prit.)

D’abord il traça un terrain de course, une espĂšce de cercle (“Du reste,” disait-il, “la forme n’y fait rien”), et les coureurs furent placĂ©s indiffĂ©remment çà et lĂ  sur le terrain. Personne ne cria, “Un, deux, trois, en avant!” mais chacun partit et s’arrĂȘta quand il voulut, de sorte qu’il n’était pas aisĂ© de savoir quand la course finirait. Cependant, au bout d’une demi-heure, tout le monde Ă©tant sec, le Dodo cria tout Ă  coup: “La course est finie!” et les voilĂ  tous haletants qui entourent le Dodo et lui demandent: “Qui a gagnĂ©?”

Cette question donna bien Ă  rĂ©flĂ©chir au Dodo; il resta longtemps assis, un doigt appuyĂ© sur le front (pose ordinaire de Shakespeare dans ses portraits); tandis que les autres attendaient en silence. Enfin le Dodo dit: “Tout le monde a gagnĂ©, et tout le monde aura un prix.”

“Mais qui donnera les prix?” demandùrent-ils tous à la fois.

“Elle, cela va sans dire,” rĂ©pondit le Dodo, en montrant Alice du doigt, et toute la troupe l’entoura aussitĂŽt en criant confusĂ©ment: “Les prix! Les prix!”

Alice ne savait que faire; pour sortir d’embarras elle mit la main dans sa poche et en tira une boĂźte de dragĂ©es (heureusement l’eau salĂ©e n’y avait pas pĂ©nĂ©trĂ©); puis en donna une en prix Ă  chacun; il y en eut juste assez pour faire le tour.

“Mais il faut aussi qu’elle ait un prix, elle,” dit la Souris.

“Comme de raison,” reprit le Dodo gravement. “Avez-vous encore quelque chose dans votre poche?” continua-t-il en se tournant vers Alice.

“Un dĂ©; pas autre chose,” dit Alice d’un ton chagrin.

“Faites passer,” dit le Dodo. Tous se groupĂšrent de nouveau autour d’Alice, tandis que le Dodo lui prĂ©sentait solennellement le dĂ© en disant: “Nous vous prions d’accepter ce superbe dĂ©.” Lorsqu’il eut fini ce petit discours, tout le monde cria “Hourra!”

Alice trouvait tout cela bien ridicule, mais les autres avaient l’air si grave, qu’elle n’osait pas rire; aucune rĂ©ponse ne lui venant Ă  l’esprit, elle se contenta de faire la rĂ©vĂ©rence, et prit le dĂ© de son air le plus sĂ©rieux.

Il n’y avait plus maintenant qu’à manger les dragĂ©es; ce qui ne se fit pas sans un peu de bruit et de dĂ©sordre, car les gros oiseaux se plaignirent de n’y trouver aucun goĂ»t, et il fallut taper dans le dos des petits qui Ă©tranglaient. Enfin tout rentra dans le calme. On s’assit en rond autour de la Souris, et on la pria de raconter encore quelque chose.

“Vous m’avez promis de me raconter votre histoire,” dit Alice, “et de m’expliquer pourquoi vous dĂ©testez—les chats et les chiens,” ajouta-t-elle tout bas, craignant encore de dĂ©plaire.

La Souris, se tournant vers Alice, soupira et lui dit: “Mon histoire sera longue et traünante.”

“Tiens! tout comme votre queue,” dit Alice, frappĂ©e de la ressemblance, et regardant avec Ă©tonnement la queue de la Souris tandis que celle-ci parlait. Les idĂ©es d’histoire et de queue longue et traĂźnante se brouillaient dans l’esprit d’Alice Ă  peu prĂšs de cette façon:—Canichon dit Ă  la Souris, Qu’il rencontra dans le logis: “Je crois le moment fort propice De te faire aller en justice. Je ne doute pas du succĂšs. Que doit avoir notre procĂšs. Vite, allons, commençons l’affaire. Ce matin je n’ai rien Ă  faire.”

La Souris dit Ă  Canichon: “Sans juge et sans jurĂ©s, mon bon!” Mais Canichon plein de malice. Dit: “C’est moi qui suis la justice, Et, que tu aies raison ou tort, Je vais te condamner Ă  mort.”

“Vous ne m’écoutez pas,” dit la Souris Ă  Alice d’un air sĂ©vĂšre. “A quoi pensez-vous donc?”

“Pardon,” dit Alice humblement. “Vous en Ă©tiez au cinquiĂšme dĂ©tour.”

“DĂ©tour!” dit la Souris d’un ton sec. “Croyez-vous donc que je manque de vĂ©racitĂ©?”

“Des vers Ă  citer? oh! je puis vous en fournir quelques-uns!” dit Alice, toujours prĂȘte Ă  rendre service.

“On n’a pas besoin de vous,” dit la Souris. “C’est m’insulter que de dire de pareilles sottises.” Puis elle se leva pour s’en aller.

“Je n’avais pas l’intention de vous offenser,” dit Alice d’une voix conciliante. “Mais franchement vous ĂȘtes bien susceptible.”

La Souris grommela quelque chose entre ses dents et s’éloigna.

“Revenez, je vous en prie, finissez votre histoire,” lui cria Alice; et tous les autres dirent en chƓur: “Oui, nous vous en supplions.” Mais la Souris secouant la tĂȘte ne s’en alla que plus vite.

“Quel dommage qu’elle ne soit pas restĂ©e!” dit en soupirant le Lory, sitĂŽt que la Souris eut disparu.

Un vieux crabe, profitant de l’occasion, dit à son fils: “Mon enfant, que cela vous serve de leçon, et vous apprenne à ne vous emporter jamais!”

“Taisez-vous donc, papa,” dit le jeune crabe d’un ton aigre. “Vous feriez perdre patience à une huütre.”

“Ah! si Dinah Ă©tait ici,” dit Alice tout haut sans s’adresser Ă  personne. “C’est elle qui l’aurait bientĂŽt ramenĂ©e.”

“Et qui est Dinah, s’il n’y a pas d’indiscrĂ©tion Ă  le demander?” dit le Lory.

Alice rĂ©pondit avec empressement, car elle Ă©tait toujours prĂȘte Ă  parler de sa favorite: “Dinah, c’est notre chatte. Si vous saviez comme elle attrape bien les souris! Et si vous la voyiez courir aprĂšs les oiseaux; aussitĂŽt vus, aussitĂŽt croquĂ©s.”

Ces paroles produisirent un effet singulier sur l’assemblĂ©e. Quelques oiseaux s’enfuirent aussitĂŽt; une vieille pie s’enveloppant avec soin murmura: “Il faut vraiment que je rentre chez moi, l’air du soir ne vaut rien pour ma gorge!” Et un canari cria Ă  ses petits d’une voix tremblante: “Venez, mes enfants; il est grand temps que vous vous mettiez au lit!”

Enfin, sous un prĂ©texte ou sous un autre, chacun s’esquiva, et Alice se trouva bientĂŽt seule.

“Je voudrais bien n’avoir pas parlĂ© de Dinah,” se dit-elle tristement. “Personne ne l’aime ici, et pourtant c’est la meilleure chatte du monde! Oh! chĂšre Dinah, te reverrai-je jamais?” Ici la pauvre Alice se reprit Ă  pleurer; elle se sentait seule, triste, et abattue.

Au bout de quelque temps elle entendit au loin un petit bruit de pas; elle s’empressa de regarder, espĂ©rant que la Souris avait changĂ© d’idĂ©e et revenait finir son histoire.


Chapitre 4: L’habitation Du Lapin Blanc

C’ÉTAIT le Lapin Blanc qui revenait en trottinant, et qui cherchait de tous cĂŽtĂ©s, d’un air inquiet, comme s’il avait perdu quelque chose; Alice l’entendit qui marmottait: “La Duchesse! La Duchesse! Oh! mes pauvres pattes; oh! ma robe et mes moustaches! Elle me fera guillotiner aussi vrai que des furets sont des furets! OĂč pourrais-je bien les avoir perdus?” Alice devina tout de suite qu’il cherchait l’éventail et la paire de gants paille, et, comme elle avait bon cƓur, elle se mit Ă  les chercher aussi; mais pas moyen de les trouver.

Du reste, depuis son bain dans la mare aux larmes, tout était changé: la salle, la table de verre, et la petite porte avaient complétement disparu.

BientĂŽt le Lapin aperçut Alice qui furetait; il lui cria d’un ton d’impatience: “Eh bien! Marianne, que faites-vous ici? Courez vite Ă  la maison me chercher une paire de gants et un Ă©ventail! Allons, dĂ©pĂȘchons-nous.”

Alice eut si grand’ peur qu’elle se mit aussitît à courir dans la direction qu’il indiquait, sans chercher à lui expliquer qu’il se trompait.

“Il m’a pris pour sa bonne,” se disait-elle en courant. “Comme il sera Ă©tonnĂ© quand il saura qui je suis! Mais je ferai bien de lui porter ses gants et son Ă©ventail; c’est-Ă -dire, si je les trouve.” Ce disant, elle arriva en face d’une petite maison, et vit sur la porte une plaque en cuivre avec ces mots, “JEAN LAPIN.” Elle monta l’escalier, entra sans frapper, tout en tremblant de rencontrer la vraie Marianne, et d’ĂȘtre mise Ă  la porte avant d’avoir trouvĂ© les gants et l’éventail.

“Que c’est drĂŽle,” se dit Alice, “de faire des commissions pour un lapin! BientĂŽt ce sera Dinah qui m’enverra en commission.” Elle se prit alors Ă  imaginer comment les choses se passeraient.—“‘Mademoiselle Alice, venez ici tout de suite vous apprĂȘter pour la promenade.’ ‘Dans l’instant, ma bonne! Il faut d’abord que je veille sur ce trou jusqu’à ce que Dinah revienne, pour empĂȘcher que la souris ne sorte.’ Mais je ne pense pas,” continua Alice, “qu’on garderait Dinah Ă  la maison si elle se mettait dans la tĂȘte de commander comme cela aux gens.”

Tout en causant ainsi, Alice Ă©tait entrĂ©e dans une petite chambre bien rangĂ©e, et, comme elle s’y attendait, sur une petite table dans l’embrasure de la fenĂȘtre, elle vit un Ă©ventail et deux ou trois paires de gants de chevreau tout petits. Elle en prit une paire, ainsi que l’éventail, et allait quitter la chambre lorsqu’elle aperçut, prĂšs du miroir, une petite bouteille. Cette fois il n’y avait pas l’inscription BUVEZ-MOI—ce qui n’empĂȘcha pas Alice de la dĂ©boucher et de la porter Ă  ses lĂšvres. “Il m’arrive toujours quelque chose d’intĂ©ressant,” se dit-elle, “lorsque je mange ou que je bois. Je vais voir un peu l’effet de cette bouteille. J’espĂšre bien qu’elle me fera regrandir, car je suis vraiment fatiguĂ©e de n’ĂȘtre qu’une petite nabote!”

C’est ce qui arriva en effet, et bien plus tĂŽt qu’elle ne s’y attendait. Elle n’avait pas bu la moitiĂ© de la bouteille, que sa tĂȘte touchait au plafond et qu’elle fut forcĂ©e de se baisser pour ne pas se casser le cou. Elle remit bien vite la bouteille sur la table en se disant: “En voilĂ  assez; j’espĂšre ne pas grandir davantage. Je ne puis dĂ©jĂ  plus passer par la porte. Oh! je voudrais bien n’avoir pas tant bu!”

HĂ©las! il Ă©tait trop tard; elle grandissait, grandissait, et eut bientĂŽt Ă  se mettre Ă  genoux sur le plancher. Mais un instant aprĂšs, il n’y avait mĂȘme plus assez de place pour rester dans cette position, et elle essaya de se tenir Ă©tendue par terre, un coude contre la porte et l’autre bras passĂ© autour de sa tĂȘte. Cependant, comme elle grandissait toujours, elle fut obligĂ©e, comme derniĂšre ressource, de laisser pendre un de ses bras par la fenĂȘtre et d’enfoncer un pied dans la cheminĂ©e en disant: “A prĂ©sent c’est tout ce que je peux faire, quoi qu’il arrive. Que vais-je devenir?”

Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait alors produit tout son effet, et elle cessa de grandir. Cependant sa position Ă©tait bien gĂȘnante, et comme il ne semblait pas y avoir la moindre chance qu’elle pĂ»t jamais sortir de cette chambre, il n’y a pas Ă  s’étonner qu’elle se trouvĂąt bien malheureuse.

“C’était bien plus agrĂ©able chez nous,” pensa la pauvre enfant. “LĂ  du moins je ne passais pas mon temps Ă  grandir et Ă  rapetisser, et je n’étais pas la domestique des lapins et des souris. Je voudrais bien n’ĂȘtre jamais descendue dans ce terrier; et pourtant c’est assez drĂŽle cette maniĂšre de vivre! Je suis curieuse de savoir ce que c’est qui m’est arrivĂ©. Autrefois, quand je lisais des contes de fĂ©es, je m’imaginais que rien de tout cela ne pouvait ĂȘtre, et maintenant me voilĂ  en pleine fĂ©erie. On devrait faire un livre sur mes aventures; il y aurait de quoi! Quand je serai grande j’en ferai un, moi.—Mais je suis dĂ©jĂ  bien grande!” dit-elle tristement. “Dans tous les cas, il n’y a plus de place ici pour grandir davantage.”

“Mais alors,” pensa Alice, “ne serai-je donc jamais plus vieille que je ne le suis maintenant? D’un cĂŽtĂ© cela aura ses avantages, ne jamais ĂȘtre une vieille femme. Mais alors avoir toujours des leçons Ă  apprendre! Oh, je n’aimerais pas cela du tout.”

“Oh! Alice, petite folle,” se rĂ©pondit-elle. “Comment pourriez-vous apprendre des leçons ici? Il y a Ă  peine de la place pour vous, et il n’y en a pas du tout pour vos livres de leçons.”

Et elle continua ainsi, faisant tantĂŽt les demandes et tantĂŽt les rĂ©ponses, et Ă©tablissant sur ce sujet toute une conversation; mais au bout de quelques instants elle entendit une voix au dehors, et s’arrĂȘta pour Ă©couter.

“Marianne! Marianne!” criait la voix; “allez chercher mes gants bien vite!” Puis Alice entendit des piĂ©tinements dans l’escalier. Elle savait que c’était le Lapin qui la cherchait; elle trembla si fort qu’elle en Ă©branla la maison, oubliant que maintenant elle Ă©tait mille fois plus grande que le Lapin, et n’avait rien Ă  craindre de lui.

Le Lapin, arrivĂ© Ă  la porte, essaya de l’ouvrir; mais, comme elle s’ouvrait en dedans et que le coude d’Alice Ă©tait fortement appuyĂ© contre la porte, la tentative fut vaine. Alice entendit le Lapin qui murmurait: “C’est bon, je vais faire le tour et j’entrerai par la fenĂȘtre.”

“Je t’en dĂ©fie!” pensa Alice, Elle attendit un peu; puis, quand elle crut que le Lapin Ă©tait sous la fenĂȘtre, elle Ă©tendit le bras tout Ă  coup pour le saisir; elle ne prit que du vent. Mais elle entendit un petit cri, puis le bruit d’une chute et de vitres cassĂ©es (ce qui lui fit penser que le Lapin Ă©tait tombĂ© sur les chĂąssis de quelque serre Ă  concombre), puis une voix colĂšre, celle du Lapin: “Patrice! Patrice! oĂč es-tu?” Une voix qu’elle ne connaissait pas rĂ©pondit: “Me v’lĂ , not’ maĂźtre! J’ bĂȘchons la terre pour trouver des pommes!”

“Pour trouver des pommes!” dit le Lapin furieux. “Viens m’aider Ă  me tirer d’ici.” (Nouveau bruit de vitres cassĂ©es.)

“Dis-moi un peu, Patrice, qu’est-ce qu’il y a lĂ  Ă  la fenĂȘtre?”

“Ça, not’ maütre, c’est un bras.”

“Un bras, imbĂ©cile! Qui a jamais vu un bras de cette dimension? Ça bouche toute la fenĂȘtre.”

“Bien sĂ»r, not’ maĂźtre, mais c’est un bras tout de mĂȘme.”

“Dans tous les cas il n’a rien à faire ici. Enlùve-moi ça bien vite.”

Il se fit un long silence, et Alice n’entendait plus que des chuchotements de temps Ă  autre, comme: “MaĂźtre, j’osons point.”—“Fais ce que je te dis, capon!” Alice Ă©tendit le bras de nouveau comme pour agripper quelque chose; cette fois il y eut deux petits cris et encore un bruit de vitres cassĂ©es. “Que de chĂąssis il doit y avoir lĂ !” pensa Alice. “Je me demande ce qu’ils vont faire Ă  prĂ©sent. Quant Ă  me retirer par la fenĂȘtre, je le souhaite de tout mon cƓur, car je n’ai pas la moindre envie de rester ici plus longtemps!”

Il se fit quelques instants de silence. A la fin, Alice entendit un bruit de petites roues, puis le son d’un grand nombre de voix; elle distingua ces mots: “OĂč est l’autre Ă©chelle?—Je n’avais point qu’à en apporter une; c’est Jacques qui a l’autre.—Allons, Jacques, apporte ici, mon garçon!—Dressez-les lĂ  au coin.—Non, attachez-les d’abord l’une au bout de l’autre.—Elles ne vont pas encore moitiĂ© assez haut.—Ça fera l’affaire; ne soyez pas si difficile.—Tiens, Jacques, attrape ce bout de corde.—Le toit portera-t-il bien?—Attention Ă  cette tuile qui ne tient pas.—Bon! la voilĂ  qui dĂ©gringole. Gare les tĂȘtes!” (Il se fit un grand fracas.) “Qui a fait cela?—Je crois bien que c’est Jacques.—Qui est-ce qui va descendre par la cheminĂ©e?—Pas moi, bien sĂ»r! Allez-y, vous.—Non pas, vraiment.—C’est Ă  vous, Jacques, Ă  descendre.—HohĂ©, Jacques, not’ maĂźtre dit qu’il faut que tu descendes par la cheminĂ©e!”

“Ah!” se dit Alice, “c’est donc Jacques qui va descendre. Il paraĂźt qu’on met tout sur le dos de Jacques. Je ne voudrais pas pour beaucoup ĂȘtre Jacques. Ce foyer est Ă©troit certainement, mais je crois bien que je pourrai tout de mĂȘme lui lancer un coup de pied.”

Elle retira son pied aussi bas que possible, et ne bougea plus jusqu’à ce qu’elle entendĂźt le bruit d’un petit animal (elle ne pouvait deviner de quelle espĂšce) qui grattait et cherchait Ă  descendre dans la cheminĂ©e, juste au-dessus d’elle; alors se disant: “VoilĂ  Jacques sans doute,” elle lança un bon coup de pied, et attendit pour voir ce qui allait arriver.

La premiĂšre chose qu’elle entendit fut un cri gĂ©nĂ©ral de: “Tiens, voilĂ  Jacques en l’air!” Puis la voix du Lapin, qui criait: “Attrapez-le, vous lĂ -bas, prĂšs de la haie!” Puis un long silence; ensuite un mĂ©lange confus de voix: “Soutenez-lui la tĂȘte.—De l’eau-de-vie maintenant.—Ne le faites pas engouer.—Qu’est-ce donc, vieux camarade?—Que t’est-il arrivĂ©? Raconte-nous ça!”

Enfin une petite voix faible et flĂ»tĂ©e se fit entendre. (“C’est la voix de Jacques,” pensa Alice.) “Je n’en sais vraiment rien. Merci, c’est assez; je me sens mieux maintenant; mais je suis encore trop bouleversĂ© pour vous conter la chose. Tout ce que je sais, c’est que j’ai Ă©tĂ© poussĂ© comme par un ressort, et que je suis parti en l’air comme une fusĂ©e.”

“Ça, c’est vrai, vieux camarade,” disaient les autres.

“Il faut mettre le feu à la maison,” dit le Lapin.

Alors Alice cria de toutes ses forces: “Si vous osez faire cela, j’envoie Dinah à votre poursuite.”

Il se fit tout Ă  coup un silence de mort. “Que vont-ils faire Ă  prĂ©sent?” pensa Alice. “S’ils avaient un peu d’esprit, ils enlĂšveraient le toit.” Quelques minutes aprĂšs, les allĂ©es et venues recommencĂšrent, et Alice entendit le Lapin, qui disait: “Une brouettĂ©e d’abord, ça suffira.”

“Une brouettĂ©e de quoi?” pensa Alice. Il ne lui resta bientĂŽt plus de doute, car, un instant aprĂšs, une grĂȘle de petits cailloux vint battre contre la fenĂȘtre, et quelques-uns mĂȘme l’atteignirent au visage. “Je vais bientĂŽt mettre fin Ă  cela,” se dit-elle; puis elle cria: “Vous ferez bien de ne pas recommencer.” Ce qui produisit encore un profond silence.

Alice remarqua, avec quelque surprise, qu’en tombant sur le plancher les cailloux se changeaient en petits gĂąteaux, et une brillante idĂ©e lui traversa l’esprit. “Si je mange un de ces gĂąteaux,” pensa-t-elle, “cela ne manquera pas de me faire ou grandir ou rapetisser; or, je ne puis plus grandir, c’est impossible, donc je rapetisserai!”

Elle avala un des gĂąteaux, et s’aperçut avec joie qu’elle diminuait rapidement. AussitĂŽt qu’elle fut assez petite pour passer par la porte, elle s’échappa de la maison, et trouva toute une foule d’oiseaux et d’autres petits animaux qui attendaient dehors. Le pauvre petit lĂ©zard, Jacques, Ă©tait au milieu d’eux, soutenu par des cochons d’Inde, qui le faisaient boire Ă  une bouteille. Tous se prĂ©cipitĂšrent sur Alice aussitĂŽt qu’elle parut; mais elle se mit Ă  courir de toutes ses forces, et se trouva bientĂŽt en sĂ»retĂ© dans un bois touffu.

“La premiùre chose que j’aie à faire,” dit Alice en errant çà et là dans les bois, “c’est de revenir à ma premiùre grandeur; la seconde, de chercher un chemin qui me conduise dans ce ravissant jardin. C’est là, je crois, ce que j’ai de mieux à faire!”

En effet c’était un plan de campagne excellent, trĂšs-simple et trĂšs-habilement combinĂ©. Toute la difficultĂ© Ă©tait de savoir comment s’y prendre pour l’exĂ©cuter. Tandis qu’elle regardait en tapinois et avec prĂ©caution Ă  travers les arbres, un petit aboiement sec, juste au-dessus de sa tĂȘte, lui fit tout Ă  coup lever les yeux.

Un jeune chien (qui lui parut Ă©norme) la regardait avec de grands yeux ronds, et Ă©tendait lĂ©gĂšrement la patte pour tĂącher de la toucher. “Pauvre petit!” dit Alice d’une voix caressante et essayant de siffler. Elle avait une peur terrible cependant, car elle pensait qu’il pouvait bien avoir faim, et que dans ce cas il Ă©tait probable qu’il la mangerait, en dĂ©pit de toutes ses cĂąlineries.

Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa une petite baguette et la prĂ©senta au petit chien qui bondit des quatre pattes Ă  la fois, aboyant de joie, et se jeta sur le bĂąton comme pour jouer avec. Alice passa de l’autre cĂŽtĂ© d’un gros chardon pour n’ĂȘtre pas foulĂ©e aux pieds. SitĂŽt qu’elle reparut, le petit chien se prĂ©cipita de nouveau sur le bĂąton, et, dans son empressement de le saisir, butta et fit une cabriole. Mais Alice, trouvant que cela ressemblait beaucoup Ă  une partie qu’elle ferait avec un cheval de charrette, et craignant Ă  chaque instant d’ĂȘtre Ă©crasĂ©e par le chien, se remit Ă  tourner autour du chardon. Alors le petit chien fit une sĂ©rie de charges contre le bĂąton. Il avançait un peu chaque fois, puis reculait bien loin en faisant des aboiements rauques; puis enfin il se coucha Ă  une grande distance de lĂ , tout haletant, la langue pendante, et ses grands yeux Ă  moitiĂ© fermĂ©s.

Alice jugea que le moment Ă©tait venu de s’échapper. Elle prit sa course aussitĂŽt, et ne s’arrĂȘta que lorsqu’elle se sentit fatiguĂ©e et hors d’haleine, et qu’elle n’entendit plus que faiblement dans le lointain les aboiements du petit chien.

“C’était pourtant un bien joli petit chien,” dit Alice, en s’appuyant sur un bouton d’or pour se reposer, et en s’éventant avec une des feuilles de la plante. “Je lui aurais volontiers enseignĂ© tout plein de jolis tours si——si j’avais Ă©tĂ© assez grande pour cela! Oh! mais j’oubliais que j’avais encore Ă  grandir! Voyons. Comment faire? Je devrais sans doute boire ou manger quelque chose; mais quoi? VoilĂ  la grande question.”

En effet, la grande question Ă©tait bien de savoir quoi? Alice regarda tout autour d’elle les fleurs et les brins d’herbes; mais elle ne vit rien qui lui parĂ»t bon Ă  boire ou Ă  manger dans les circonstances prĂ©sentes.

PrĂšs d’elle poussait un large champignon, Ă  peu prĂšs haut comme elle. Lorsqu’elle l’eut examinĂ© par-dessous, d’un cĂŽtĂ© et de l’autre, par-devant et par-derriĂšre, l’idĂ©e lui vint qu’elle ferait bien de regarder ce qu’il y avait dessus.

Elle se dressa sur la pointe des pieds, et, glissant les yeux par-dessus le bord du champignon, ses regards rencontrĂšrent ceux d’une grosse chenille bleue assise au sommet, les bras croisĂ©s, fumant tranquillement une longue pipe turque sans faire la moindre attention Ă  elle ni Ă  quoi que ce fĂ»t.


Chapitre 5: Conseils D’une Chenille

LA Chenille et Alice se considĂ©rĂšrent un instant en silence. Enfin la Chenille sortit le houka de sa bouche, et lui adressa la parole d’une voix endormie et traĂźnante.

“Qui ĂȘtes-vous?” dit la Chenille. Ce n’était pas lĂ  une maniĂšre encourageante d’entamer la conversation. Alice rĂ©pondit, un peu confuse: “Je——je le sais Ă  peine moi-mĂȘme quant Ă  prĂ©sent. Je sais bien ce que j’étais en me levant ce matin, mais je crois avoir changĂ© plusieurs fois depuis.”

“Qu’entendez-vous par lĂ ?” dit la Chenille d’un ton sĂ©vĂšre. “Expliquez-vous.”

“Je crains bien de ne pouvoir pas m’expliquer,” dit Alice, “car, voyez-vous, je ne suis plus moi-mĂȘme.”

“Je ne vois pas du tout,” rĂ©pondit la Chenille.

“J’ai bien peur de ne pouvoir pas dire les choses plus clairement,” rĂ©pliqua Alice fort poliment; “car d’abord je n’y comprends rien moi-mĂȘme. Grandir et rapetisser si souvent en un seul jour, cela embrouille un peu les idĂ©es.”

“Pas du tout,” dit la Chenille.

“Peut-ĂȘtre ne vous en ĂȘtes-vous pas encore aperçue,” dit Alice. “Mais quand vous deviendrez chrysalide, car c’est ce qui vous arrivera, sachez-le bien, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous sentirez un peu drĂŽle, qu’en dites-vous?”

“Pas du tout,” dit la Chenille.

“Vos sensations sont peut-ĂȘtre diffĂ©rentes des miennes,” dit Alice. “Tout ce que je sais, c’est que cela me semblerait bien drĂŽle Ă  moi.”

“A vous!” dit la Chenille d’un ton de mĂ©pris. “Qui ĂȘtes-vous?”

Cette question les ramena au commencement de la conversation.

Alice, un peu irritĂ©e du parler bref de la Chenille, se redressa de toute sa hauteur et rĂ©pondit bien gravement: “Il me semble que vous devriez d’abord me dire qui vous ĂȘtes vous-mĂȘme.”

“Pourquoi?” dit la Chenille.

C’était encore lĂ  une question bien embarrassante; et comme Alice ne trouvait pas de bonne raison Ă  donner, et que la Chenille avait l’air de trĂšs-mauvaise humeur, Alice lui tourna le dos et s’éloigna.

“Revenez,” lui cria la Chenille. “J’ai quelque chose d’important à vous dire!”

L’invitation Ă©tait engageante assurĂ©ment; Alice revint sur ses pas.

“Ne vous emportez pas,” dit la Chenille.

“Est-ce tout?” dit Alice, cherchant à retenir sa colùre.

“Non,” rĂ©pondit la Chenille.

Alice pensa qu’elle ferait tout aussi bien d’attendre, et qu’aprĂšs tout la Chenille lui dirait peut-ĂȘtre quelque chose de bon Ă  savoir. La Chenille continua de fumer pendant quelques minutes sans rien dire. Puis, retirant enfin la pipe de sa bouche, elle se croisa les bras et dit: “Ainsi vous vous figurez que vous ĂȘtes changĂ©e, hein?”

“Je le crains bien,” dit Alice. “Je ne peux plus me souvenir des choses comme autrefois, et je ne reste pas dix minutes de suite de la mĂȘme grandeur!”

“De quoi est-ce que vous ne pouvez pas vous souvenir?” dit la Chenille.

“J’ai essayĂ© de rĂ©citer la fable de MaĂźtre Corbeau, mais ce n’était plus la mĂȘme chose,” rĂ©pondit Alice d’un ton chagrin.

“RĂ©citez: ‘Vous ĂȘtes vieux, PĂšre Guillaume,’” dit la Chenille.

Alice croisa les mains et commença:

“Vous ĂȘtes vieux, PĂšre Guillaume.
Vous avez des cheveux tout gris

La tĂȘte en bas! PĂšre Guillaume;
A votre ñge, c’est peu permis!
—Étant jeune, pour ma cervelle
Je craignais fort, mon cher enfant;
Je n’en ai plus une parcelle,
J’en suis bien certain maintenant.

—Vous ĂȘtes vieux, je vous l’ai dit,
Mais comment donc par cette porte,
Vous, dont la taille est comme un muid!
Cabriolez-vous de la sorte?
—Étant jeune, mon cher enfant,
J’avais chaque jointure bonne;
Je me frottais de cet onguent;
Si vous payez je vous en donne.

—Vous ĂȘtes vieux, et vous mangez
Les os comme de la bouillie;
Et jamais rien ne me laissez.
Comment faites-vous, je vous prie?
—Étant jeune, je disputais
Tous les jours avec votre mĂšre;
C’est ainsi que je me suis fait
Un si puissant os maxillaire.

—Vous ĂȘtes vieux, par quelle adresse
Tenez-vous debout sur le nez
Une anguille qui se redresse
Droit comme un I quand vous sifflez?
—Cette question est trop sotte!
Cessez de babiller ainsi,
Ou je vais, du bout de ma botte,
Vous envoyer bien loin d’ici.”

“Ce n’est pas cela,” dit la Chenille.

“Pas tout Ă  fait, je le crains bien,” dit Alice timidement. “Tous les mots ne sont pas les mĂȘmes.”

“C’est tout de travers d’un bout Ă  l’autre,” dit la Chenille d’un ton dĂ©cidĂ©; et il se fit un silence de quelques minutes.

La Chenille fut la premiĂšre Ă  reprendre la parole.

“De quelle grandeur voulez-vous ĂȘtre?” demanda-t-elle.

“Oh! je ne suis pas difficile, quant à la taille,” reprit vivement Alice. “Mais vous comprenez bien qu’on n’aime pas à en changer si souvent.”

“Je ne comprends pas du tout,” dit la Chenille.

Alice se tut; elle n’avait jamais de sa vie Ă©tĂ© si souvent contredite, et elle sentait qu’elle allait perdre patience.

“Êtes-vous satisfaite maintenant?” dit la Chenille.

“J’aimerais bien Ă  ĂȘtre un petit peu plus grande, si cela vous Ă©tait Ă©gal,” dit Alice. “Trois pouces de haut, c’est si peu!”

“C’est une trùs-belle taille,” dit la Chenille en colùre, se dressant de toute sa hauteur. (Elle avait tout juste trois pouces de haut.)

“Mais je n’y suis pas habituĂ©e,” rĂ©pliqua Alice d’un ton piteux, et elle fit cette rĂ©flexion: “Je voudrais bien que ces gens-lĂ  ne fussent pas si susceptibles.”

“Vous finirez par vous y habituer,” dit la Chenille. Elle remit la pipe à sa bouche, et fuma de plus belle.

Cette fois Alice attendit patiemment qu’elle se dĂ©cidĂąt Ă  parler. Au bout de deux ou trois minutes la Chenille sortit le houka de sa bouche, bĂąilla une ou deux fois et se secoua; puis elle descendit de dessus le champignon, glissa dans le gazon, et dit tout simplement en s’en allant: “Un cĂŽtĂ© vous fera grandir, et l’autre vous fera rapetisser.”

“Un cĂŽtĂ© de quoi, l’autre cĂŽtĂ© de quoi?” pensa Alice.

“Du champignon,” dit la Chenille, comme si Alice avait parlĂ© tout haut; et un moment aprĂšs la Chenille avait disparu.

Alice contempla le champignon d’un air pensif pendant un instant, essayant de deviner quels en Ă©taient les cĂŽtĂ©s; et comme le champignon Ă©tait tout rond, elle trouva la question fort embarrassante. Enfin elle Ă©tendit ses bras tout autour, en les allongeant autant que possible, et, de chaque main, enleva une petite partie du bord du champignon.

“Maintenant, lequel des deux?” se dit-elle, et elle grignota un peu du morceau de la main droite pour voir quel effet il produirait. Presque aussitît elle reçut un coup violent sous le menton; il venait de frapper contre son pied.

Ce brusque changement lui fit grand’ peur, mais elle comprit qu’il n’y avait pas de temps Ă  perdre, car elle diminuait rapidement. Elle se mit donc bien vite Ă  manger un peu de l’autre morceau. Son menton Ă©tait si rapprochĂ© de son pied qu’il y avait Ă  peine assez de place pour qu’elle pĂ»t ouvrir la bouche. Elle y rĂ©ussit enfin, et parvint Ă  avaler une partie du morceau de la main gauche.

“VoilĂ  enfin ma tĂȘte libre,” dit Alice d’un ton joyeux qui se changea bientĂŽt en cris d’épouvante, quand elle s’aperçut de l’absence de ses Ă©paules. Tout ce qu’elle pouvait voir en regardant en bas, c’était un cou long Ă  n’en plus finir qui semblait se dresser comme une tige, du milieu d’un ocĂ©an de verdure s’étendant bien loin au-dessous d’elle.

“Qu’est-ce que c’est que toute cette verdure?” dit Alice. “Et oĂč donc sont mes Ă©paules? Oh! mes pauvres mains! Comment se fait-il que je ne puis vous voir?” Tout en parlant elle agitait les mains, mais il n’en rĂ©sulta qu’un petit mouvement au loin parmi les feuilles vertes.

Comme elle ne trouvait pas le moyen de porter ses mains Ă  sa tĂȘte, elle tĂącha de porter sa tĂȘte Ă  ses mains, et s’aperçut avec joie que son cou se repliait avec aisance de tous cĂŽtĂ©s comme un serpent. Elle venait de rĂ©ussir Ă  le plier en un gracieux zigzag, et allait plonger parmi les feuilles, qui Ă©taient tout simplement le haut des arbres sous lesquels elle avait errĂ©, quand un sifflement aigu la força de reculer promptement; un gros pigeon venait de lui voler Ă  la figure, et lui donnait de grands coups d’ailes.

“Serpent!” criait le Pigeon.

“Je ne suis pas un serpent,” dit Alice, avec indignation. “Laissez-moi tranquille.”

“Serpent! Je le rĂ©pĂšte,” dit le Pigeon, mais d’un ton plus doux; puis il continua avec une espĂšce de sanglot: “J’ai essayĂ© de toutes les façons, rien ne semble les satisfaire.”

“Je n’ai pas la moindre idĂ©e de ce que vous voulez dire,” rĂ©pondit Alice.

“J’ai essayĂ© des racines d’arbres; j’ai essayĂ© des talus; j’ai essayĂ© des haies,” continua le Pigeon sans faire attention Ă  elle. “Mais ces serpents! il n’y a pas moyen de les satisfaire.”

Alice Ă©tait de plus en plus intriguĂ©e, mais elle pensa que ce n’était pas la peine de rien dire avant que le Pigeon eĂ»t fini de parler.

“Je n’ai donc pas assez de mal Ă  couver mes Ɠufs,” dit le Pigeon. “Il faut encore que je guette les serpents nuit et jour. Je n’ai pas fermĂ© l’Ɠil depuis trois semaines!”

“Je suis fĂąchĂ©e que vous ayez Ă©tĂ© tourmentĂ©,” dit Alice, qui commençait Ă  comprendre.

“Au moment oĂč je venais de choisir l’arbre le plus haut de la forĂȘt,” continua le Pigeon en Ă©levant la voix jusqu’à crier,—“au moment oĂč je me figurais que j’allais en ĂȘtre enfin dĂ©barrassĂ©, les voilĂ  qui tombent du ciel ‘en replis tortueux.’ Oh! le vilain serpent!”

“Mais je ne suis pas un serpent,” dit Alice. “Je suis une—— Je suis——”

“Eh bien! qu’ĂȘtes-vous!” dit le Pigeon. “Je vois que vous cherchez Ă  inventer quelque chose.”

“Je—— je suis une petite fille,” rĂ©pondit Alice avec quelque hĂ©sitation, car elle se rappelait combien de changements elle avait Ă©prouvĂ©s ce jour-lĂ .

“VoilĂ  une histoire bien vraisemblable!” dit le Pigeon d’un air de profond mĂ©pris. “J’ai vu bien des petites filles dans mon temps, mais je n’en ai jamais vu avec un cou comme cela. Non, non; vous ĂȘtes un serpent; il est inutile de le nier. Vous allez sans doute me dire que vous n’avez jamais mangĂ© d’Ɠufs.”

“Si fait, j’ai mangĂ© des Ɠufs,” dit Alice, qui ne savait pas mentir; “mais vous savez que les petites filles mangent des Ɠufs aussi bien que les serpents.”

“Je n’en crois rien,” dit le Pigeon, “mais s’il en est ainsi, elles sont une espùce de serpent; c’est tout ce que j’ai à vous dire.”

Cette idĂ©e Ă©tait si nouvelle pour Alice qu’elle resta muette pendant une ou deux minutes, ce qui donna au Pigeon le temps d’ajouter: “Vous cherchez des Ɠufs, ça j’en suis bien sĂ»r, et alors que m’importe que vous soyez une petite fille ou un serpent?”

“Cela m’importe beaucoup Ă  moi,” dit Alice vivement; “mais je ne cherche pas d’Ɠufs justement, et quand mĂȘme j’en chercherais je ne voudrais pas des vĂŽtres; je ne les aime pas crus.”

“Eh bien! allez-vous-en alors,” dit le Pigeon d’un ton boudeur en se remettant dans son nid. Alice se glissa parmi les arbres du mieux qu’elle put en se baissant, car son cou s’entortillait dans les branches, et Ă  chaque instant il lui fallait s’arrĂȘter et le dĂ©sentortiller. Au bout de quelque temps, elle se rappela qu’elle tenait encore dans ses mains les morceaux de champignon, et elle se mit Ă  l’Ɠuvre avec grand soin, grignotant tantĂŽt l’un, tantĂŽt l’autre, et tantĂŽt grandissant, tantĂŽt rapetissant, jusqu’à ce qu’enfin elle parvint Ă  se ramener Ă  sa grandeur naturelle.

Il y avait si longtemps qu’elle n’avait Ă©tĂ© d’une taille raisonnable que cela lui parut d’abord tout drĂŽle, mais elle finit par s’y accoutumer, et commença Ă  se parler Ă  elle-mĂȘme, comme d’habitude. “Allons, voilĂ  maintenant la moitiĂ© de mon projet exĂ©cutĂ©. Comme tous ces changements sont embarrassants! Je ne suis jamais sĂ»re de ce que je vais devenir d’une minute Ă  l’autre. Toutefois, je suis redevenue de la bonne grandeur; il me reste maintenant Ă  pĂ©nĂ©trer dans ce magnifique jardin. Comment faire?” En disant ces mots elle arriva tout Ă  coup Ă  une clairiĂšre, oĂč se trouvait une maison d’environ quatre pieds de haut. “Quels que soient les gens qui demeurent lĂ ,” pensa Alice, “il ne serait pas raisonnable de se prĂ©senter Ă  eux grande comme je suis. Ils deviendraient fous de frayeur.” Elle se mit de nouveau Ă  grignoter le morceau qu’elle tenait dans sa main droite, et ne s’aventura pas prĂšs de la maison avant d’avoir rĂ©duit sa taille Ă  neuf pouces.


Chapitre 6: Porc Et Poivre

ALICE resta une ou deux minutes Ă  regarder Ă  la porte; elle se demandait ce qu’il fallait faire, quand tout Ă  coup un laquais en livrĂ©e sortit du bois en courant. (Elle le prit pour un laquais Ă  cause de sa livrĂ©e; sans cela, Ă  n’en juger que par la figure, elle l’aurait pris pour un poisson.) Il frappa fortement avec son doigt Ă  la porte. Elle fut ouverte par un autre laquais en livrĂ©e qui avait la face toute ronde et de gros yeux comme une grenouille. Alice remarqua que les deux laquais avaient les cheveux poudrĂ©s et tout frisĂ©s. Elle se sentit piquĂ©e de curiositĂ©, et, voulant savoir ce que tout cela signifiait, elle se glissa un peu en dehors du bois afin d’écouter.

Le Laquais-Poisson prit de dessous son bras une lettre Ă©norme, presque aussi grande que lui, et la prĂ©senta au Laquais-Grenouille en disant d’un ton solennel: “Pour Madame la Duchesse, une invitation de la Reine Ă  une partie de croquet.” Le Laquais-Grenouille rĂ©pĂ©ta sur le mĂȘme ton solennel, en changeant un peu l’ordre des mots: “De la part de la Reine une invitation pour Madame la Duchesse Ă  une partie de croquet;” puis tous deux se firent un profond salut et les boucles de leurs chevelures s’entremĂȘlĂšrent.

Cela fit tellement rire Alice qu’elle eut Ă  rentrer bien vite dans le bois de peur d’ĂȘtre entendue; et quand elle avança la tĂȘte pour regarder de nouveau, le Laquais-Poisson Ă©tait parti, et l’autre Ă©tait assis par terre prĂšs de la route, regardant niaisement en l’air.

Alice s’approcha timidement de la porte et frappa.

“Cela ne sert Ă  rien du tout de frapper,” dit le Laquais, “et cela pour deux raisons: premiĂšrement, parce que je suis du mĂȘme cĂŽtĂ© de la porte que vous; deuxiĂšmement, parce qu’on fait lĂ -dedans un tel bruit que personne ne peut vous entendre.” En effet, il se faisait dans l’intĂ©rieur un bruit extraordinaire, des hurlements et des Ă©ternuements continuels, et de temps Ă  autre un grand fracas comme si on brisait de la vaisselle.

“Eh bien! comment puis-je entrer, s’il vous plaüt?” demanda Alice.

“Il y aurait quelque bon sens Ă  frapper Ă  cette porte,” continua le Laquais sans l’écouter, “si nous avions la porte entre nous deux. Par exemple, si vous Ă©tiez Ă  l’intĂ©rieur vous pourriez frapper et je pourrais vous laisser sortir.” Il regardait en l’air tout le temps qu’il parlait, et Alice trouvait cela trĂšs-impoli. “Mais peut-ĂȘtre ne peut-il pas s’en empĂȘcher,” dit-elle; “il a les yeux presque sur le sommet de la tĂȘte. Dans tous les cas il pourrait bien rĂ©pondre Ă  mes questions,—Comment faire pour entrer?” rĂ©pĂ©ta-t-elle tout haut.

“Je vais rester assis ici,” dit le Laquais, “jusqu’à demain——”

Au mĂȘme instant la porte de la maison s’ouvrit, et une grande assiette vola tout droit dans la direction de la tĂȘte du Laquais; elle lui effleura le nez, et alla se briser contre un arbre derriĂšre lui.

“—— ou le jour suivant peut-ĂȘtre,” continua le Laquais sur le mĂȘme ton, tout comme si rien n’était arrivĂ©.

“Comment faire pour entrer?” redemanda Alice en Ă©levant la voix.

“Mais devriez-vous entrer?” dit le Laquais. “C’est ce qu’il faut se demander, n’est-ce pas?”

Bien certainement, mais Alice trouva mauvais qu’on le lui düt. “C’est vraiment terrible,” murmura-t-elle, “de voir la maniùre dont ces gens-là discutent, il y a de quoi rendre fou.”

Le Laquais trouva l’occasion bonne pour rĂ©pĂ©ter son observation avec des variantes. “Je resterai assis ici,” dit-il, “l’un dans l’autre, pendant des jours et des jours!”

“Mais que faut-il que je fasse?” dit Alice.

“Tout ce que vous voudrez,” dit le Laquais; et il se mit à siffler.

“Oh! ce n’est pas la peine de lui parler,” dit Alice, dĂ©sespĂ©rĂ©e; “c’est un parfait idiot.” Puis elle ouvrit la porte et entra.

La porte donnait sur une grande cuisine qui Ă©tait pleine de fumĂ©e d’un bout Ă  l’autre. La Duchesse Ă©tait assise sur un tabouret Ă  trois pieds, au milieu de la cuisine, et dorlotait un bĂ©bĂ©; la cuisiniĂšre, penchĂ©e sur le feu, brassait quelque chose dans un grand chaudron qui paraissait rempli de soupe.

“Bien sĂ»r, il y a trop de poivre dans la soupe,” se dit Alice, tout empĂȘchĂ©e par les Ă©ternuements.

Il y en avait certainement trop dans l’air. La Duchesse elle-mĂȘme Ă©ternuait de temps en temps, et quant au bĂ©bĂ© il Ă©ternuait et hurlait alternativement sans aucune interruption. Les deux seules crĂ©atures qui n’éternuassent pas, Ă©taient la cuisiniĂšre et un gros chat assis sur l’ñtre et dont la bouche grimaçante Ă©tait fendue d’une oreille Ă  l’autre.

“Pourriez-vous m’apprendre,” dit Alice un peu timidement, car elle ne savait pas s’il Ă©tait bien convenable qu’elle parlĂąt la premiĂšre, “pourquoi votre chat grimace ainsi?”

“C’est un Grimaçon,” dit la Duchesse; “voilà pourquoi.—Porc!”

Elle prononça ce dernier mot si fort et si subitement qu’Alice en frĂ©mit. Mais elle comprit bientĂŽt que cela s’adressait au bĂ©bĂ© et non pas Ă  elle; elle reprit donc courage et continua:

“J’ignorais qu’il y eĂ»t des chats de cette espĂšce. Au fait j’ignorais qu’un chat pĂ»t grimacer.”

“Ils le peuvent tous,” dit la Duchesse; “et la plupart le font.”

“Je n’en connais pas un qui grimace,” dit Alice poliment, bien contente d’ĂȘtre entrĂ©e en conversation.

“Le fait est que vous ne savez pas grand’chose,” dit la Duchesse.

Le ton sur lequel fut faite cette observation ne plut pas du tout Ă  Alice, et elle pensa qu’il serait bon de changer la conversation. Tandis qu’elle cherchait un autre sujet, la cuisiniĂšre retira de dessus le feu le chaudron plein de soupe, et se mit aussitĂŽt Ă  jeter tout ce qui lui tomba sous la main Ă  la Duchesse et au bĂ©bé—la pelle et les pincettes d’abord, Ă  leur suite vint une pluie de casseroles, d’assiettes et de plats. La Duchesse n’y faisait pas la moindre attention, mĂȘme quand elle en Ă©tait atteinte, et l’enfant hurlait dĂ©jĂ  si fort auparavant qu’il Ă©tait impossible de savoir si les coups lui faisaient mal ou non.

“Oh! je vous en prie, prenez garde Ă  ce que vous faites,” criait Alice, sautant çà et lĂ  et en proie Ă  la terreur. “Oh! son cher petit nez!” Une casserole d’une grandeur peu ordinaire venait de voler tout prĂšs du bĂ©bĂ©, et avait failli lui emporter le nez.

“Si chacun s’occupait de ses affaires,” dit la Duchesse avec un grognement rauque, “le monde n’en irait que mieux.”

“Ce qui ne serait guĂšre avantageux,” dit Alice, enchantĂ©e qu’il se prĂ©sentĂąt une occasion de montrer un peu de son savoir. “Songez Ă  ce que deviendraient le jour et la nuit; vous voyez bien, la terre met vingt-quatre heures Ă  faire sa rĂ©volution.”

“Ah! vous parlez de faire des rĂ©volutions!” dit la Duchesse. “Qu’on lui coupe la tĂȘte!”

Alice jeta un regard inquiet sur la cuisiniĂšre pour voir si elle allait obĂ©ir; mais la cuisiniĂšre Ă©tait tout occupĂ©e Ă  brasser la soupe et paraissait ne pas Ă©couter. Alice continua donc: “Vingt-quatre heures, je crois, ou bien douze? Je pense——”

“Oh! laissez-moi la paix,” dit la Duchesse, “je n’ai jamais pu souffrir les chiffres.” Et là-dessus elle recommença à dorloter son enfant, lui chantant une espùce de chanson pour l’endormir et lui donnant une forte secousse au bout de chaque vers.

“Grondez-moi ce vilain garçon!
Battez-le quand il éternue;
A vous taquiner, sans façon
Le mĂ©chant enfant s’évertue.”
Refrain

(que reprirent en chƓur la cuisiniĂšre et le bĂ©bĂ©).

“Brou, Brou, Brou!” (bis.)
En chantant le second couplet de la chanson la Duchesse faisait sauter le bĂ©bĂ© et le secouait violemment, si bien que le pauvre petit ĂȘtre hurlait au point qu’Alice put Ă  peine entendre ces mots:

“Oui, oui, je m’en vais le gronder,
Et le battre, s’il Ă©ternue;
Car bientĂŽt Ă  savoir poivrer,
Je veux que l’enfant s’habitue.”
Refrain.

“Brou, Brou, Brou!” (bis.)
“Tenez, vous pouvez le dorloter si vous voulez!” dit la Duchesse Ă  Alice: et Ă  ces mots elle lui jeta le bĂ©bĂ©. “Il faut que j’aille m’apprĂȘter pour aller jouer au croquet avec la Reine.” Et elle se prĂ©cipita hors de la chambre. La cuisiniĂšre lui lança une poĂȘle comme elle s’en allait, mais elle la manqua tout juste.

Alice eut de la peine Ă  attraper le bĂ©bĂ©. C’était un petit ĂȘtre d’une forme Ă©trange qui tenait ses bras et ses jambes Ă©tendus dans toutes les directions; “Tout comme une Ă©toile de mer,” pensait Alice. La pauvre petite crĂ©ature ronflait comme une machine Ă  vapeur lorsqu’elle l’attrapa, et ne cessait de se plier en deux, puis de s’étendre tout droit, de sorte qu’avec tout cela, pendant les premiers instants, c’est tout ce qu’elle pouvait faire que de le tenir.

SitĂŽt qu’elle eut trouvĂ© le bon moyen de le bercer, (qui Ă©tait d’en faire une espĂšce de nƓud, et puis de le tenir fermement par l’oreille droite et le pied gauche afin de l’empĂȘcher de se dĂ©nouer,) elle le porta dehors en plein air. “Si je n’emporte pas cet enfant avec moi,” pensa Alice, “ils le tueront bien sĂ»r un de ces jours. Ne serait-ce pas un meurtre de l’abandonner?” Elle dit ces derniers mots Ă  haute voix, et la petite crĂ©ature rĂ©pondit en grognant (elle avait cessĂ© d’éternuer alors). “Ne grogne pas ainsi,” dit Alice; “ce n’est pas lĂ  du tout une bonne maniĂšre de s’exprimer.”

Le bĂ©bĂ© grogna de nouveau. Alice le regarda au visage avec inquiĂ©tude pour voir ce qu’il avait. Sans contredit son nez Ă©tait trĂšs-retroussĂ©, et ressemblait bien plutĂŽt Ă  un groin qu’à un vrai nez. Ses yeux aussi devenaient trĂšs-petits pour un bĂ©bĂ©. Enfin Alice ne trouva pas du tout de son goĂ»t l’aspect de ce petit ĂȘtre. “Mais peut-ĂȘtre sanglotait-il tout simplement,” pensa-t-elle, et elle regarda de nouveau les yeux du bĂ©bĂ© pour voir s’il n’y avait pas de larmes. “Si tu vas te changer en porc,” dit Alice trĂšs-sĂ©rieusement, “je ne veux plus rien avoir Ă  faire avec toi. Fais-y bien attention!”

La pauvre petite créature sanglota de nouveau, ou grogna (il était impossible de savoir lequel des deux), et ils continuÚrent leur chemin un instant en silence.

Alice commençait Ă  dire en elle-mĂȘme, “Mais, que faire de cette crĂ©ature quand je l’aurai portĂ©e Ă  la maison?” lorsqu’il grogna de nouveau si fort qu’elle regarda sa figure avec quelque inquiĂ©tude. Cette fois il n’y avait pas Ă  s’y tromper, c’était un porc, ni plus ni moins, et elle comprit qu’il serait ridicule de le porter plus loin.

Elle dĂ©posa donc par terre le petit animal, et se sentit toute soulagĂ©e de le voir trotter tranquillement vers le bois. “S’il avait grandi,” se dit-elle, “il serait devenu un bien vilain enfant; tandis qu’il fait un assez joli petit porc, il me semble.” Alors elle se mit Ă  penser Ă  d’autres enfants qu’elle connaissait et qui feraient d’assez jolis porcs, si seulement on savait la maniĂšre de s’y prendre pour les mĂ©tamorphoser. Elle Ă©tait en train de faire ces rĂ©flexions, lorsqu’elle tressaillit en voyant tout Ă  coup le Chat assis Ă  quelques pas de lĂ  sur la branche d’un arbre.

Le Chat grimaça en apercevant Alice. Elle trouva qu’il avait l’air bon enfant, et cependant il avait de trĂšs-longues griffes et une grande rangĂ©e de dents; aussi comprit-elle qu’il fallait le traiter avec respect.

“Grimaçon!” commença-t-elle un peu timidement, ne sachant pas du tout si cette familiaritĂ© lui serait agrĂ©able; toutefois il ne fit qu’allonger sa grimace.

“Allons, il est content jusqu’à prĂ©sent,” pensa Alice, et elle continua: “Dites-moi, je vous prie, de quel cĂŽtĂ© faut-il me diriger?”

“Cela dĂ©pend beaucoup de l’endroit oĂč vous voulez aller,” dit le Chat.

“Cela m’est assez indiffĂ©rent,” dit Alice.

“Alors peu importe de quel cĂŽtĂ© vous irez,” dit le Chat.

“Pourvu que j’arrive quelque part,” ajouta Alice en explication.

“Cela ne peut manquer, pourvu que vous marchiez assez longtemps.”

Alice comprit que cela Ă©tait incontestable; elle essaya donc d’une autre question: “Quels sont les gens qui demeurent par ici?”

“De ce cĂŽtĂ©-ci,” dit le Chat, dĂ©crivant un cercle avec sa patte droite, “demeure un chapelier; de ce cĂŽtĂ©-lĂ ,” faisant de mĂȘme avec sa patte gauche, “demeure un liĂšvre. Allez voir celui que vous voudrez, tous deux sont fous.”

“Mais je ne veux pas frĂ©quenter des fous,” fit observer Alice.

“Vous ne pouvez pas vous en dĂ©fendre, tout le monde est fou ici. Je suis fou, vous ĂȘtes folle.”

“Comment savez-vous que je suis folle?” dit Alice.

“Vous devez l’ĂȘtre,” dit le Chat, “sans cela vous ne seriez pas venue ici.”

Alice pensa que cela ne prouvait rien. Toutefois elle continua: “Et comment savez-vous que vous ĂȘtes fou?”

“D’abord,” dit le Chat, “un chien n’est pas fou: vous convenez de cela.”

“Je le suppose,” dit Alice.

“Eh bien!” continua le Chat, “un chien grogne quand il se fñche, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je me fñche. Donc je suis fou.”

“J’appelle cela faire le rouet, et non pas grogner,” dit Alice.

“Appelez cela comme vous voudrez,” dit le Chat. “Jouez-vous au croquet avec la Reine aujourd’hui?”

“Cela me ferait grand plaisir,” dit Alice, “mais je n’ai pas Ă©tĂ© invitĂ©e.”

“Vous m’y verrez,” dit le Chat; et il disparut.

Alice ne fut pas trĂšs-Ă©tonnĂ©e, tant elle commençait Ă  s’habituer aux Ă©vĂ©nements extraordinaires. Tandis qu’elle regardait encore l’endroit que le Chat venait de quitter, il reparut tout Ă  coup.

“A propos, qu’est devenu le bĂ©bĂ©? J’allais oublier de le demander.”

“Il a Ă©tĂ© changĂ© en porc,” dit tranquillement Alice, comme si le Chat Ă©tait revenu d’une maniĂšre naturelle.

“Je m’en doutais,” dit le Chat; et il disparut de nouveau.

Alice attendit quelques instants, espĂ©rant presque le revoir, mais il ne reparut pas; et une ou deux minutes aprĂšs, elle continua son chemin dans la direction oĂč on lui avait dit que demeurait le LiĂšvre. “J’ai dĂ©jĂ  vu des chapeliers,” se dit-elle; “le LiĂšvre sera de beaucoup le plus intĂ©ressant.” A ces mots elle leva les yeux, et voilĂ  que le Chat Ă©tait encore lĂ  assis sur une branche d’arbre.

“M’avez-vous dit porc, ou porte?” demanda le Chat.

“J’ai dit porc,” rĂ©pĂ©ta Alice. “Ne vous amusez donc pas Ă  paraĂźtre et Ă  disparaĂźtre si subitement, vous faites tourner la tĂȘte aux gens.”

“C’est bon,” dit le Chat, et cette fois il s’évanouit tout doucement Ă  commencer par le bout de la queue, et finissant par sa grimace qui demeura quelque temps aprĂšs que le reste fut disparu.

“Certes,” pensa Alice, “j’ai souvent vu un chat sans grimace, mais une grimace sans chat, je n’ai jamais de ma vie rien vu de si drîle.”

Elle ne fit pas beaucoup de chemin avant d’arriver devant la maison du LiĂšvre. Elle pensa que ce devait bien ĂȘtre lĂ  la maison, car les cheminĂ©es Ă©taient en forme d’oreilles et le toit Ă©tait couvert de fourrure. La maison Ă©tait si grande qu’elle n’osa s’approcher avant d’avoir grignotĂ© encore un peu du morceau de champignon qu’elle avait dans la main gauche, et d’avoir atteint la taille de deux pieds environ; et mĂȘme alors elle avança timidement en se disant: “Si aprĂšs tout il Ă©tait fou furieux! Je voudrais presque avoir Ă©tĂ© faire visite au Chapelier plutĂŽt que d’ĂȘtre venue ici.”


Chapitre 7: Un Thé De Fous

IL y avait une table servie sous un arbre devant la maison, et le LiĂšvre y prenait le thĂ© avec le Chapelier. Un Loir profondĂ©ment endormi Ă©tait assis entre les deux autres qui s’en servaient comme d’un coussin, le coude appuyĂ© sur lui et causant par-dessus sa tĂȘte. “Bien gĂȘnant pour le Loir,” pensa Alice. “Mais comme il est endormi je suppose que cela lui est Ă©gal.”

Bien que la table fĂ»t trĂšs-grande, ils Ă©taient tous trois serrĂ©s l’un contre l’autre Ă  un des coins. “Il n’y a pas de place! Il n’y a pas de place!” criĂšrent-ils en voyant Alice. “Il y a abondance de place,” dit Alice indignĂ©e, et elle s’assit dans un large fauteuil Ă  l’un des bouts de la table.

“Prenez donc du vin,” dit le Liùvre d’un ton engageant.

Alice regarda tout autour de la table, mais il n’y avait que du thĂ©. “Je ne vois pas de vin,” fit-elle observer.

“Il n’y en a pas,” dit le Liùvre.

“En ce cas il n’était pas trĂšs-poli de votre part de m’en offrir,” dit Alice d’un ton fĂąchĂ©.

“Il n’était pas non plus trĂšs-poli de votre part de vous mettre Ă  table avant d’y ĂȘtre invitĂ©e,” dit le LiĂšvre.

“J’ignorais que ce fĂ»t votre table,” dit Alice. “Il y a des couverts pour bien plus de trois convives.”

“Vos cheveux ont besoin d’ĂȘtre coupĂ©s,” dit le Chapelier. Il avait considĂ©rĂ© Alice pendant quelque temps avec beaucoup de curiositĂ©, et ce fut la premiĂšre parole qu’il lui adressa.

“Vous devriez apprendre Ă  ne pas faire de remarques sur les gens; c’est trĂšs-grossier,” dit Alice d’un ton sĂ©vĂšre.

A ces mots le Chapelier ouvrit de grands yeux; mais il se contenta de dire: “Pourquoi une pie ressemble-t-elle à un pupitre?”

“Bon! nous allons nous amuser,” pensa Alice. “Je suis bien aise qu’ils se mettent Ă  demander des Ă©nigmes. Je crois pouvoir deviner cela,” ajouta-t-elle tout haut.

“Voulez-vous dire que vous croyez pouvoir trouver la rĂ©ponse?” dit le LiĂšvre.

“PrĂ©cisĂ©ment,” rĂ©pondit Alice.

“Alors vous devriez dire ce que vous voulez dire,” continua le Liùvre.

“C’est ce que je fais,” rĂ©pliqua vivement Alice.

“Du moins——je veux dire ce que je dis; c’est la mĂȘme chose, n’est-ce pas?”

“Ce n’est pas du tout la mĂȘme chose,” dit le Chapelier. “Vous pourriez alors dire tout aussi bien que: ‘Je vois ce que je mange,’ est la mĂȘme chose que: ‘Je mange ce que je vois.’”

“Vous pourriez alors dire tout aussi bien,” ajouta le LiĂšvre, “que: ‘J’aime ce qu’on me donne,’ est la mĂȘme chose que: ‘On me donne ce que j’aime.’”

“Vous pourriez dire tout aussi bien,” ajouta le Loir, qui paraissait parler tout endormi, “que: ‘Je respire quand je dors,’ est la mĂȘme chose que: ‘Je dors quand je respire.’”

“C’est en effet tout un pour vous,” dit le Chapelier. Sur ce, la conversation tomba et il se fit un silence de quelques minutes. Pendant ce temps, Alice repassa dans son esprit tout ce qu’elle savait au sujet des pies et des pupitres; ce qui n’était pas grand’chose.

Le Chapelier rompit le silence le premier. “Quel quantiĂšme du mois sommes-nous?” dit-il en se tournant vers Alice. Il avait tirĂ© sa montre de sa poche et la regardait d’un air inquiet, la secouant de temps Ă  autre et l’approchant de son oreille.

Alice rĂ©flĂ©chit un instant et rĂ©pondit: “Le quatre.”

“Elle est de deux jours en retard,” dit le Chapelier avec un soupir. “Je vous disais bien que le beurre ne vaudrait rien au mouvement!” ajouta-t-il en regardant le Liùvre avec colùre.

“C’était tout ce qu’il y avait de plus fin en beurre,” dit le LiĂšvre humblement.

“Oui, mais il faut qu’il y soit entrĂ© des miettes de pain,” grommela le Chapelier. “Vous n’auriez pas dĂ» vous servir du couteau au pain pour mettre le beurre.”

Le LiĂšvre prit la montre et la contempla tristement, puis la trempa dans sa tasse, la contempla de nouveau, et pourtant ne trouva rien de mieux Ă  faire que de rĂ©pĂ©ter sa premiĂšre observation: “C’était tout ce qu’il y avait de plus fin en beurre.”

Alice avait regardĂ© par-dessus son Ă©paule avec curiositĂ©: “Quelle singuliĂšre montre!” dit-elle. “Elle marque le quantiĂšme du mois, et ne marque pas l’heure qu’il est!”

“Et pourquoi marquerait-elle l’heure?” murmura le Chapelier. “Votre montre marque-t-elle dans quelle annĂ©e vous ĂȘtes?”

“Non, assurĂ©ment!” rĂ©pliqua Alice sans hĂ©siter. “Mais c’est parce qu’elle reste Ă  la mĂȘme annĂ©e pendant si longtemps.”

“Tout comme la mienne,” dit le Chapelier.

Alice se trouva fort embarrassĂ©e. L’observation du Chapelier lui paraissait n’avoir aucun sens; et cependant la phrase Ă©tait parfaitement correcte. “Je ne vous comprends pas bien,” dit-elle, aussi poliment que possible.

“Le Loir est rendormi,” dit le Chapelier; et il lui versa un peu de thĂ© chaud sur le nez.

Le Loir secoua la tĂȘte avec impatience, et dit, sans ouvrir les yeux: “Sans doute, sans doute, c’est justement ce que j’allais dire.”

“Avez-vous devinĂ© l’énigme?” dit le Chapelier, se tournant de nouveau vers Alice.

“Non, j’y renonce,” rĂ©pondit Alice; “quelle est la rĂ©ponse?”

“Je n’en ai pas la moindre idĂ©e,” dit le Chapelier.

“Ni moi non plus,” dit le Liùvre.

Alice soupira d’ennui. “Il me semble que vous pourriez mieux employer le temps,” dit-elle, “et ne pas le gaspiller Ă  proposer des Ă©nigmes qui n’ont point de rĂ©ponses.”

“Si vous connaissiez le Temps aussi bien que moi,” dit le Chapelier, “vous ne parleriez pas de le gaspiller. On ne gaspille pas quelqu’un.”

“Je ne vous comprends pas,” dit Alice.

“Je le crois bien,” rĂ©pondit le Chapelier, en secouant la tĂȘte avec mĂ©pris; “je parie que vous n’avez jamais parlĂ© au Temps.”

“Cela se peut bien,” rĂ©pliqua prudemment Alice, “mais je l’ai souvent mal employĂ©.”

“Ah! voilĂ  donc pourquoi! Il n’aime pas cela,” dit le Chapelier. “Mais si seulement vous saviez le mĂ©nager, il ferait de la pendule tout ce que vous voudriez. Par exemple, supposons qu’il soit neuf heures du matin, l’heure de vos leçons, vous n’auriez qu’à dire tout bas un petit mot au Temps, et l’aiguille partirait en un clin d’Ɠil pour marquer une heure et demie, l’heure du dĂźner.”

(“Je le voudrais bien,” dit tout bas le Liùvre.)

“Cela serait trĂšs-agrĂ©able, certainement,” dit Alice d’un air pensif; “mais alors—— je n’aurais pas encore faim, comprenez donc.”

“Peut-ĂȘtre pas d’abord,” dit le Chapelier; “mais vous pourriez retenir l’aiguille Ă  une heure et demie aussi longtemps que vous voudriez.”

“Est-ce comme cela que vous faites, vous?” demanda Alice.

Le Chapelier secoua tristement la tĂȘte.

“HĂ©las! non,” rĂ©pondit-il, “nous nous sommes querellĂ©s au mois de mars dernier, un peu avant qu’il devĂźnt fou.” (Il montrait le LiĂšvre du bout de sa cuiller.) C’était Ă  un grand concert donnĂ© par la Reine de CƓur, et j’eus Ă  chanter:


“Ah! vous dirai-je, ma sƓur,
Ce qui cause ma douleur!”
“Vous connaissez peut-ĂȘtre cette chanson?”

“J’ai entendu chanter quelque chose comme ça,” dit Alice.

“Vous savez la suite,” dit le Chapelier; et il continua:

“C’est que j’avais des dragĂ©es,
Et que je les ai mangĂ©es.”
Ici le Loir se secoua et se mit Ă  chanter, tout en dormant: “Et que je les ai mangĂ©es, mangĂ©es, mangĂ©es, mangĂ©es, mangĂ©es,” si longtemps, qu’il fallĂ»t le pincer pour le faire taire.

“Eh bien, j’avais Ă  peine fini le premier couplet,” dit le Chapelier, “que la Reine hurla: ‘Ah! c’est comme ça que vous tuez le temps! Qu’on lui coupe la tĂȘte!’”

“Quelle cruautĂ©!” s’écria Alice.

“Et, depuis lors,” continua le Chapelier avec tristesse, “le Temps ne veut rien faire de ce que je lui demande. Il est toujours six heures maintenant.”

Une brillante idĂ©e traversa l’esprit d’Alice. “Est-ce pour cela qu’il y a tant de tasses Ă  thĂ© ici?” demanda-t-elle.

“Oui, c’est cela,” dit le Chapelier avec un soupir; “il est toujours l’heure du thĂ©, et nous n’avons pas le temps de laver la vaisselle dans l’intervalle.”

“Alors vous faites tout le tour de la table, je suppose?” dit Alice.

“Justement,” dit le Chapelier, “à mesure que les tasses ont servi.”

“Mais, qu’arrive-t-il lorsque vous vous retrouvez au commencement?” se hasarda de dire Alice.

“Si nous changions de conversation,” interrompit le Liùvre en bñillant; “celle-ci commence à me fatiguer. Je propose que la petite demoiselle nous conte une histoire.”

“J’ai bien peur de n’en pas savoir,” dit Alice, que cette proposition alarmait un peu.

“Eh bien, le Loir va nous en dire une,” criĂšrent-ils tous deux. “Allons, Loir, rĂ©veillez-vous!” et ils le pincĂšrent des deux cĂŽtĂ©s Ă  la fois.

Le Loir ouvrit lentement les yeux. “Je ne dormais pas,” dit-il d’une voix faible et enrouĂ©e. “Je n’ai pas perdu un mot de ce que vous avez dit, vous autres.”

“Racontez-nous une histoire,” dit le Liùvre.

“Ah! Oui, je vous en prie,” dit Alice d’un ton suppliant.

“Et faites vite,” ajouta le Chapelier, “sans cela vous allez vous rendormir avant de vous mettre en train.”

“Il y avait une fois trois petites sƓurs,” commença bien vite le Loir, “qui s’appelaient Elsie, Lacie, et Tillie, et elles vivaient au fond d’un puits.”

“De quoi vivaient-elles?” dit Alice, qui s’intĂ©ressait toujours aux questions de boire ou de manger.

“Elles vivaient de mĂ©lasse,” dit le Loir, aprĂšs avoir rĂ©flĂ©chi un instant.

“Ce n’est pas possible, comprenez donc,” fit doucement observer Alice; “cela les aurait rendues malades.”

“Et en effet,” dit le Loir, “elles Ă©taient trĂšs-malades.”

Alice chercha à se figurer un peu l’effet que produirait sur elle une maniùre de vivre si extraordinaire, mais cela lui parut trop embarrassant, et elle continua: “Mais pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits?”

“Prenez un peu plus de thĂ©,” dit le LiĂšvre Ă  Alice avec empressement.

“Je n’en ai pas pris du tout,” rĂ©pondit Alice d’un air offensĂ©. “Je ne peux donc pas en prendre un peu plus.”

“Vous voulez dire que vous ne pouvez pas en prendre moins,” dit le Chapelier. “Il est trĂšs-aisĂ© de prendre un peu plus que pas du tout.”

“On ne vous a pas demandĂ© votre avis, Ă  vous,” dit Alice.

“Ah! qui est-ce qui se permet de faire des observations?” demanda le Chapelier d’un air triomphant.

Alice ne savait pas trop que rĂ©pondre Ă  cela. Aussi se servit-elle un peu de thĂ© et une tartine de pain et de beurre; puis elle se tourna du cĂŽtĂ© du Loir, et rĂ©pĂ©ta sa question. “Pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits?”

Le Loir rĂ©flĂ©chit de nouveau pendant quelques instants et dit: “C’était un puits de mĂ©lasse.”

“Il n’en existe pas!” se mit Ă  dire Alice d’un ton courroucĂ©. Mais le Chapelier et le LiĂšvre firent “Chut! Chut!” et le Loir fit observer d’un ton bourru: “TĂąchez d’ĂȘtre polie, ou finissez l’histoire vous-mĂȘme.”

“Non, continuez, je vous prie,” dit Alice trĂšs-humblement. “Je ne vous interromprai plus; peut-ĂȘtre en existe-t-il un.”

“Un, vraiment!” dit le Loir avec indignation; toutefois il voulut bien continuer. “Donc, ces trois petites sƓurs, vous saurez qu’elles faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour s’en tirer.”

“Comment auraient-elles pu s’en tirer?” dit Alice, oubliant tout à fait sa promesse.

“C’est tout simple——”

“Il me faut une tasse propre,” interrompit le Chapelier. “Avançons tous d’une place.”

Il avançait tout en parlant, et le Loir le suivit; le LiĂšvre prit la place du Loir, et Alice prit, d’assez mauvaise grĂące, celle du LiĂšvre. Le Chapelier fut le seul qui gagnĂąt au change; Alice se trouva bien plus mal partagĂ©e qu’auparavant, car le LiĂšvre venait de renverser le lait dans son assiette.

Alice, craignant d’offenser le Loir, reprit avec circonspection: “Mais je ne comprends pas; comment auraient-elles pu s’en tirer?”

“C’est tout simple,” dit le Chapelier. “Quand il y a de l’eau dans un puits, vous savez bien comment on en tire, n’est-ce pas? Eh bien! d’un puits de mĂ©lasse on tire de la mĂ©lasse, et quand il y a des petites filles dans la mĂ©lasse on les tire en mĂȘme temps; comprenez-vous, petite sotte?”

“Pas tout Ă  fait,” dit Alice, encore plus embarrassĂ©e par cette rĂ©ponse.

“Alors vous feriez bien de vous taire,” dit le Chapelier.

Alice trouva cette grossiĂšretĂ© un peu trop forte; elle se leva indignĂ©e et s’en alla. Le Loir s’endormit Ă  l’instant mĂȘme, et les deux autres ne prirent pas garde Ă  son dĂ©part, bien qu’elle regardĂąt en arriĂšre deux ou trois fois, espĂ©rant presque qu’ils la rappelleraient. La derniĂšre fois qu’elle les vit, ils cherchaient Ă  mettre le Loir dans la thĂ©iĂšre.

“A aucun prix je ne voudrais retourner auprĂšs de ces gens-lĂ ,” dit Alice, en cherchant son chemin Ă  travers le bois. “C’est le thĂ© le plus ridicule auquel j’aie assistĂ© de ma vie!”

Comme elle disait cela, elle s’aperçut qu’un des arbres avait une porte par laquelle on pouvait pĂ©nĂ©trer Ă  l’intĂ©rieur. “VoilĂ  qui est curieux,” pensa-t-elle. “Mais tout est curieux aujourd’hui. Je crois que je ferai bien d’entrer tout de suite.” Elle entra.

Elle se retrouva encore dans la longue salle tout prĂšs de la petite table de verre.

“Cette fois je m’y prendrai mieux,” se dit-elle, et elle commença par saisir la petite clef d’or et par ouvrir la porte qui menait au jardin, et puis elle se mit Ă  grignoter le morceau de champignon qu’elle avait mis dans sa poche, jusqu’à ce qu’elle fĂ»t rĂ©duite Ă  environ deux pieds de haut; elle prit alors le petit passage; et enfin—— elle se trouva dans le superbe jardin au milieu des brillants parterres et des fraĂźches fontaines.


Chapitre 8: Le Croquet De La Reine

UN grand rosier se trouvait Ă  l’entrĂ©e du jardin; les roses qu’il portait Ă©taient blanches, mais trois jardiniers Ă©taient en train de les peindre en rouge. Alice s’avança pour les regarder, et, au moment oĂč elle approchait, elle en entendit un qui disait: “Fais donc attention, Cinq, et ne m’éclabousse pas ainsi avec ta peinture.”

“Ce n’est pas de ma faute,” dit Cinq d’un ton bourru, “c’est Sept qui m’a poussĂ© le coude.”

Là-dessus Sept leva les yeux et dit: “C’est cela, Cinq! Jetez toujours le blñme sur les autres!”

“Vous feriez bien de vous taire, vous,” dit Cinq. “J’ai entendu la Reine dire pas plus tard que hier que vous mĂ©ritiez d’ĂȘtre dĂ©capitĂ©!”

“Pourquoi donc cela?” dit celui qui avait parlĂ© le premier.

“Cela ne vous regarde pas, Deux,” dit Sept.

“Si fait, cela le regarde,” dit Cinq; “et je vais le lui dire. C’est pour avoir apportĂ© Ă  la cuisiniĂšre des oignons de tulipe au lieu d’oignons Ă  manger.”

Sept jeta lĂ  son pinceau et s’écriait: “De toutes les injustices——” lorsque ses regards tombĂšrent par hasard sur Alice, qui restait lĂ  Ă  les regarder, et il se retint tout Ă  coup. Les autres se retournĂšrent aussi, et tous firent un profond salut.

“Voudriez-vous avoir la bontĂ© de me dire pourquoi vous peignez ces roses?” demanda Alice un peu timidement.

Cinq et Sept ne dirent rien, mais regardĂšrent Deux. Deux commença Ă  voix basse: “Le fait est, voyez-vous, mademoiselle, qu’il devrait y avoir ici un rosier Ă  fleurs rouges, et nous en avons mis un Ă  fleurs blanches, par erreur. Si la Reine s’en apercevait nous aurions tous la tĂȘte tranchĂ©e, vous comprenez. Aussi, mademoiselle, vous voyez que nous faisons de notre mieux avant qu’elle vienne pour——”

A ce moment Cinq, qui avait regardĂ© tout le temps avec inquiĂ©tude de l’autre cĂŽtĂ© du jardin, s’écria: “La Reine! La Reine!” et les trois ouvriers se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt la face contre terre. Il se faisait un grand bruit de pas, et Alice se retourna, dĂ©sireuse de voir la Reine.

D’abord venaient des soldats portant des piques; ils Ă©taient tous faits comme les jardiniers, longs et plats, les mains et les pieds aux coins; ensuite venaient les dix courtisans. Ceux-ci Ă©taient tous parĂ©s de carreaux de diamant et marchaient deux Ă  deux comme les soldats. DerriĂšre eux venaient les enfants de la Reine; il y en avait dix, et les petits chĂ©rubins gambadaient joyeusement, se tenant par la main deux Ă  deux; ils Ă©taient tous ornĂ©s de cƓurs. AprĂšs eux venaient les invitĂ©s, des rois et des reines pour la plupart. Dans le nombre, Alice reconnut le Lapin Blanc. Il avait l’air Ă©mu et agitĂ© en parlant, souriait Ă  tout ce qu’on disait, et passa sans faire attention Ă  elle. Suivait le Valet de CƓur, portant la couronne sur un coussin de velours; et, fermant cette longue procession, LE ROI ET LA REINE DE CƒUR.

Alice ne savait pas au juste si elle devait se prosterner comme les trois jardiniers; mais elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler d’une pareille formalitĂ©. “Et d’ailleurs Ă  quoi serviraient les processions,” pensa-t-elle, “si les gens avaient Ă  se mettre la face contre terre de façon Ă  ne pas les voir?” Elle resta donc debout Ă  sa place et attendit.

Quand la procession fut arrivĂ©e en face d’Alice, tout le monde s’arrĂȘta pour la regarder, et la Reine dit sĂ©vĂšrement: “Qui est-ce?” Elle s’adressait au Valet de CƓur, qui se contenta de saluer et de sourire pour toute rĂ©ponse.

“Idiot!” dit la Reine en rejetant la tĂȘte en arriĂšre avec impatience; et, se tournant vers Alice, elle continua: “Votre nom, petite?”

“Je me nomme Alice, s’il plaĂźt Ă  Votre MajestĂ©,” dit Alice fort poliment. Mais elle ajouta en elle-mĂȘme: “Ces gens-lĂ  ne sont, aprĂšs tout, qu’un paquet de cartes. Pourquoi en aurais-je peur?”

“Et qui sont ceux-ci?” dit la Reine, montrant du doigt les trois jardiniers Ă©tendus autour du rosier. Car vous comprenez que, comme ils avaient la face contre terre et que le dessin qu’ils avaient sur le dos Ă©tait le mĂȘme que celui des autres cartes du paquet, elle ne pouvait savoir s’ils Ă©taient des jardiniers, des soldats, des courtisans, ou bien trois de ses propres enfants.

“Comment voulez-vous que je le sache?” dit Alice avec un courage qui la surprit elle-mĂȘme. “Cela n’est pas mon affaire Ă  moi.”

La Reine devint pourpre de colĂšre; et aprĂšs l’avoir considĂ©rĂ©e un moment avec des yeux flamboyants comme ceux d’une bĂȘte fauve, elle se mit Ă  crier: “Qu’on lui coupe la tĂȘte!”

“Quelle idĂ©e!” dit Alice trĂšs-haut et d’un ton dĂ©cidĂ©. La Reine se tut.

Le Roi lui posa la main sur le bras, et lui dit timidement: “ConsidĂ©rez donc, ma chĂšre amie, que ce n’est qu’une enfant.”

La Reine lui tourna le dos avec colùre, et dit au Valet: “Retournez-les!”

Ce que fit le Valet trĂšs-soigneusement du bout du pied.

“Debout!” dit la Reine d’une voix forte et stridente. Les trois jardiniers se relevùrent à l’instant et se mirent à saluer le Roi, la Reine, les jeunes princes, et tout le monde.

“Finissez!” cria la Reine. “Vous m’étourdissez.” Alors, se tournant vers le rosier, elle continua: “Qu’est-ce que vous faites donc lĂ ?”

“Avec le bon plaisir de Votre MajestĂ©,” dit Deux d’un ton trĂšs-humble, mettant un genou en terre, “nous tĂąchions——”

“Je le vois bien!” dit la Reine, qui avait pendant ce temps examinĂ© les roses. “Qu’on leur coupe la tĂȘte!” Et la procession continua sa route, trois des soldats restant en arriĂšre pour exĂ©cuter les malheureux jardiniers, qui coururent se mettre sous la protection d’Alice.

“Vous ne serez pas dĂ©capitĂ©s,” dit Alice; et elle les mit dans un grand pot Ă  fleurs qui se trouvait prĂšs de lĂ . Les trois soldats errĂšrent de cĂŽtĂ© et d’autre, pendant une ou deux minutes, pour les chercher, puis s’en allĂšrent tranquillement rejoindre les autres.

“Leur a-t-on coupĂ© la tĂȘte?” cria la Reine.

“Leurs tĂȘtes n’y sont plus, s’il plaĂźt Ă  Votre MajestĂ©!” lui criĂšrent les soldats.

“C’est bien!” cria la Reine. “Savez-vous jouer au croquet?”

Les soldats ne soufflĂšrent mot, et regardĂšrent Alice, car, Ă©videmment, c’était Ă  elle que s’adressait la question.

“Oui,” cria Alice.

“Eh bien, venez!” hurla la Reine; et Alice se joignit à la procession, fort curieuse de savoir ce qui allait arriver.

“Il fait un bien beau temps aujourd’hui,” dit une voix timide Ă  cĂŽtĂ© d’elle. Elle marchait auprĂšs du Lapin Blanc, qui la regardait d’un Ɠil inquiet.

“Bien beau,” dit Alice. “OĂč est la Duchesse?”

“Chut! Chut!” dit vivement le Lapin Ă  voix basse et en regardant avec inquiĂ©tude par-dessus son Ă©paule. Puis il se leva sur la pointe des pieds, colla sa bouche Ă  l’oreille d’Alice et lui souffla: “Elle est condamnĂ©e Ă  mort.”

“Pour quelle raison?” dit Alice.

“Avez-vous dit: ‘quel dommage?’” demanda le Lapin.

“Non,” dit Alice. “Je ne pense pas du tout que ce soit dommage. J’ai dit: ‘pour quelle raison?’”

“Elle a donnĂ© des soufflets Ă  la Reine,” commença le Lapin. (Alice fit entendre un petit Ă©clat de rire.) “Oh, chut!” dit tout bas le Lapin d’un ton effrayĂ©. “La Reine va nous entendre! Elle est arrivĂ©e un peu tard, voyez-vous, et la Reine a dit——”

“A vos places!” cria la Reine d’une voix de tonnerre, et les gens se mirent Ă  courir dans toutes les directions, trĂ©buchant les uns contre les autres; toutefois, au bout de quelques instants chacun fut Ă  sa place et la partie commença.

Alice n’avait de sa vie vu de jeu de croquet aussi curieux que celui-lĂ . Le terrain n’était que billons et sillons; des hĂ©rissons vivants servaient de boules, et des flamants de maillets. Les soldats, courbĂ©s en deux, avaient Ă  se tenir la tĂȘte et les pieds sur le sol pour former des arches.

Ce qui embarrassa le plus Alice au commencement du jeu, ce fut de manier le flamant; elle parvenait bien Ă  fourrer son corps assez commodĂ©ment sous son bras, en laissant pendre les pieds; mais, le plus souvent, Ă  peine lui avait-elle allongĂ© le cou bien comme il faut, et allait-elle frapper le hĂ©risson avec la tĂȘte, que le flamant se relevait en se tordant, et la regardait d’un air si Ă©bahi qu’elle ne pouvait s’empĂȘcher d’éclater de rire; et puis, quand elle lui avait fait baisser la tĂȘte et allait recommencer, il Ă©tait bien impatientant de voir que le hĂ©risson s’était dĂ©roulĂ© et s’en allait. En outre, il se trouvait ordinairement un billon ou un sillon dans son chemin partout oĂč elle voulait envoyer le hĂ©risson, et comme les soldats courbĂ©s en deux se relevaient sans cesse pour s’en aller d’un autre cĂŽtĂ© du terrain, Alice en vint bientĂŽt Ă  cette conclusion: que c’était lĂ  un jeu fort difficile, en vĂ©ritĂ©.

Les joueurs jouaient tous Ă  la fois, sans attendre leur tour, se querellant tout le temps et se battant Ă  qui aurait les hĂ©rissons. La Reine entra bientĂŽt dans une colĂšre furieuse et se mit Ă  trĂ©pigner en criant: “Qu’on coupe la tĂȘte Ă  celui-ci!” ou bien: “Qu’on coupe la tĂȘte Ă  celle-lĂ !” une fois environ par minute.

Alice commença Ă  se sentir trĂšs-mal Ă  l’aise; il est vrai qu’elle ne s’était pas disputĂ©e avec la Reine; mais elle savait que cela pouvait lui arriver Ă  tout moment. “Et alors,” pensait-elle, “que deviendrai-je? Ils aiment terriblement Ă  couper la tĂȘte aux gens ici. Ce qui m’étonne, c’est qu’il en reste encore de vivants.”

Elle cherchait autour d’elle quelque moyen de s’échapper, et se demandait si elle pourrait se retirer sans ĂȘtre vue; lorsqu’elle aperçut en l’air quelque chose d’étrange; cette apparition l’intrigua beaucoup d’abord, mais, aprĂšs l’avoir considĂ©rĂ©e quelques instants, elle dĂ©couvrit que c’était une grimace, et se dit en elle-mĂȘme, “C’est le Grimaçon; maintenant j’aurai Ă  qui parler.”

“Comment cela va-t-il?” dit le Chat, quand il y eut assez de sa bouche pour qu’il pĂ»t parler.

Alice attendit que les yeux parussent, et lui fit alors un signe de tĂȘte amical. “Il est inutile de lui parler,” pensait-elle, “avant que ses oreilles soient venues, l’une d’elle tout au moins.” Une minute aprĂšs, la tĂȘte se montra tout entiĂšre, et alors Alice posa Ă  terre son flamant et se mit Ă  raconter sa partie de croquet, enchantĂ©e d’avoir quelqu’un qui l’écoutĂąt. Le Chat trouva apparemment qu’il s’était assez mis en vue; car sa tĂȘte fut tout ce qu’on en aperçut.

“Ils ne jouent pas du tout franc jeu,” commença Alice d’un ton de mĂ©contentement, “et ils se querellent tous si fort, qu’on ne peut pas s’entendre parler; et puis on dirait qu’ils n’ont aucune rĂšgle prĂ©cise; du moins, s’il y a des rĂšgles, personne ne les suit. Ensuite vous n’avez pas idĂ©e comme cela embrouille que tous les instruments du jeu soient vivants; par exemple, voilĂ  l’arche par laquelle j’ai Ă  passer qui se promĂšne lĂ -bas Ă  l’autre bout du jeu, et j’aurais fait croquet sur le hĂ©risson de la Reine tout Ă  l’heure, s’il ne s’était pas sauvĂ© en voyant venir le mien!”

“Est-ce que vous aimez la Reine?” dit le Chat à voix basse.

“Pas du tout,” dit Alice. “Elle est si——” Au mĂȘme instant elle aperçut la Reine tout prĂšs derriĂšre elle, qui Ă©coutait; alors elle continua: “si sĂ»re de gagner, que ce n’est guĂšre la peine de finir la partie.”

La Reine sourit et passa.

“Avec qui causez-vous donc lĂ ,” dit le Roi, s’approchant d’Alice et regardant avec une extrĂȘme curiositĂ© la tĂȘte du Chat.

“C’est un de mes amis, un Grimaçon,” dit Alice: “permettez-moi de vous le prĂ©senter.”

“Sa mine ne me plaüt pas du tout,” dit le Roi. “Pourtant il peut me baiser la main, si cela lui fait plaisir.”

“Non, grand merci,” dit le Chat.

“Ne faites pas l’impertinent,” dit le Roi, “et ne me regardez pas ainsi!” Il s’était mis derriĂšre Alice en disant ces mots.

“Un chat peut bien regarder un roi,” dit Alice. “J’ai lu quelque chose comme cela dans un livre, mais je ne me rappelle pas oĂč.”

“Eh bien, il faut le faire enlever,” dit le Roi d’un ton trĂšs-dĂ©cidĂ©; et il cria Ă  la Reine, qui passait en ce moment: “Mon amie, je dĂ©sirerais que vous fissiez enlever ce chat!”

La Reine n’avait qu’une seule maniĂšre de trancher les difficultĂ©s, petites ou grandes. “Qu’on lui coupe la tĂȘte!” dit-elle sans mĂȘme se retourner.

“Je vais moi-mĂȘme chercher le bourreau,” dit le Roi avec empressement; et il s’en alla prĂ©cipitamment.

Alice pensa qu’elle ferait bien de retourner voir oĂč en Ă©tait la partie, car elle entendait au loin la voix de la Reine qui criait de colĂšre. Elle l’avait dĂ©jĂ  entendue condamner trois des joueurs Ă  avoir la tĂȘte coupĂ©e, parce qu’ils avaient laissĂ© passer leur tour, et elle n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les choses; car le jeu Ă©tait si embrouillĂ© qu’elle ne savait jamais quand venait son tour. Elle alla Ă  la recherche de son hĂ©risson.

Il Ă©tait en train de se battre avec un autre hĂ©risson; ce qui parut Ă  Alice une excellente occasion de faire croquet de l’un sur l’autre. Il n’y avait Ă  cela qu’une difficultĂ©, et c’était que son flamant avait passĂ© de l’autre cĂŽtĂ© du jardin, oĂč Alice le voyait qui faisait de vains efforts pour s’enlever et se percher sur un arbre.

Quand elle eut rattrapĂ© et ramenĂ© le flamant, la bataille Ă©tait terminĂ©e, et les deux hĂ©rissons avaient disparu. “Mais cela ne fait pas grand’chose,” pensa Alice, “puisque toutes les arches ont quittĂ© ce cĂŽtĂ© de la pelouse.” Elle remit donc le flamant sous son bras pour qu’il ne lui Ă©chappĂąt plus, et retourna causer un peu avec son ami.

Quand elle revint auprĂšs du Chat, elle fut surprise de trouver une grande foule rassemblĂ©e autour de lui. Une discussion avait lieu entre le bourreau, le Roi, et la Reine, qui parlaient tous Ă  la fois, tandis que les autres ne soufflaient mot et semblaient trĂšs-mal Ă  l’aise.

DĂšs que parut Alice, ils en appelĂšrent Ă  elle tous les trois pour qu’elle dĂ©cidĂąt la question, et lui rĂ©pĂ©tĂšrent leurs raisonnements. Comme ils parlaient tous Ă  la fois, elle eut beaucoup de peine Ă  comprendre ce qu’ils disaient.

Le raisonnement du bourreau Ă©tait: qu’on ne pouvait pas trancher une tĂȘte, Ă  moins qu’il n’y eĂ»t un corps d’oĂč l’on pĂ»t la couper; que jamais il n’avait eu pareille chose Ă  faire, et que ce n’était pas Ă  son Ăąge qu’il allait commencer.

Le raisonnement du Roi Ă©tait: que tout ce qui avait une tĂȘte pouvait ĂȘtre dĂ©capitĂ©, et qu’il ne fallait pas dire des choses qui n’avaient pas de bon sens.

Le raisonnement de la Reine Ă©tait: que si la question ne se dĂ©cidait pas en moins de rien, elle ferait trancher la tĂȘte Ă  tout le monde Ă  la ronde. (C’était cette derniĂšre observation qui avait donnĂ© Ă  toute la compagnie l’air si grave et si inquiet.)

Alice ne trouva rien de mieux à dire que: “Il appartient à la Duchesse; c’est elle que vous feriez bien de consulter à ce sujet.”

“Elle est en prison,” dit la Reine au bourreau. “Qu’on l’amùne ici.” Et le bourreau partit comme un trait.

La tĂȘte du Chat commença Ă  s’évanouir aussitĂŽt que le bourreau fut parti, et elle avait complĂ©tement disparu quand il revint accompagnĂ© de la Duchesse; de sorte que le Roi et le bourreau se mirent Ă  courir de cĂŽtĂ© et d’autre comme des fous pour trouver cette tĂȘte, tandis que le reste de la compagnie retournait au jeu.


Chapitre 9: Histoire De La Fausse-tortue

“VOUS ne sauriez croire combien je suis heureuse de vous voir, ma bonne vieille fille!” dit la Duchesse, passant amicalement son bras sous celui d’Alice, et elles s’éloignĂšrent ensemble.

Alice Ă©tait bien contente de la trouver de si bonne humeur, et pensait en elle-mĂȘme que c’était peut-ĂȘtre le poivre qui l’avait rendue si mĂ©chante, lorsqu’elles se rencontrĂšrent dans la cuisine. “Quand je serai Duchesse, moi,” se dit-elle (d’un ton qui exprimait peu d’espĂ©rance cependant), “je n’aurai pas de poivre dans ma cuisine, pas le moindre grain. La soupe peut trĂšs-bien s’en passer. Ça pourrait bien ĂȘtre le poivre qui Ă©chauffe la bile des gens,” continua-t-elle, enchantĂ©e d’avoir fait cette dĂ©couverte; “ça pourrait bien ĂȘtre le vinaigre qui les aigrit; la camomille qui les rend amĂšres; et le sucre d’orge et d’autres choses du mĂȘme genre qui adoucissent le caractĂšre des enfants. Je voudrais bien que tout le monde sĂ»t cela; on ne serait pas si chiche de sucreries, voyez-vous.”

Elle avait alors complĂ©tement oubliĂ© la Duchesse, et tressaillit en entendant sa voix tout prĂšs de son oreille. “Vous pensez Ă  quelque chose, ma chĂšre petite, et cela vous fait oublier de causer. Je ne puis pas vous dire en ce moment quelle est la morale de ce fait, mais je m’en souviendrai tout Ă  l’heure.”

“Peut-ĂȘtre n’y en a-t-il pas,” se hasarda de dire Alice.

“Bah, bah, mon enfant!” dit la Duchesse. “Il y a une morale à tout, si seulement on pouvait la trouver.” Et elle se serra plus prùs d’Alice en parlant.

Alice n’aimait pas trop qu’elle se tĂźnt si prĂšs d’elle; d’abord parce que la Duchesse Ă©tait trĂšs-laide, et ensuite parce qu’elle Ă©tait juste assez grande pour appuyer son menton sur l’épaule d’Alice, et c’était un menton trĂšs-dĂ©sagrĂ©ablement pointu. Pourtant elle ne voulait pas ĂȘtre impolie, et elle supporta cela de son mieux.

“La partie va un peu mieux maintenant,” dit-elle, afin de soutenir la conversation.

“C’est vrai,” dit la Duchesse; “et la morale en est: ‘Oh! c’est l’amour, l’amour qui fait aller le monde à la ronde!’”

“Quelqu’un a dit,” murmura Alice, “que c’est quand chacun s’occupe de ses affaires que le monde n’en va que mieux.”

“Eh bien! Cela signifie presque la mĂȘme chose,” dit la Duchesse, qui enfonça son petit menton pointu dans l’épaule d’Alice, en ajoutant: “Et la morale en est: ‘Un chien vaut mieux que deux gros rats.’”

“Comme elle aime à trouver des morales partout!” pensa Alice.

“Je parie que vous vous demandez pourquoi je ne passe pas mon bras autour de votre taille,” dit la Duchesse aprùs une pause: “La raison en est que je ne me fie pas trop à votre flamant. Voulez-vous que j’essaie?”

“Il pourrait mordre,” rĂ©pondit Alice, qui ne se sentait pas la moindre envie de faire l’essai proposĂ©.

“C’est bien vrai,” dit la Duchesse; “les flamants et la moutarde mordent tous les deux, et la morale en est: ‘Qui se ressemble, s’assemble.’”

“Seulement la moutarde n’est pas un oiseau,” rĂ©pondit Alice.

“Vous avez raison, comme toujours,” dit la Duchesse; “avec quelle clartĂ© vous prĂ©sentez les choses!”

“C’est un minĂ©ral, je crois,” dit Alice.

“AssurĂ©ment,” dit la Duchesse, qui semblait prĂȘte Ă  approuver tout ce que disait Alice; “il y a une bonne mine de moutarde prĂšs d’ici; la morale en est qu’il faut faire bonne mine Ă  tout le monde!”

“Oh! je sais,” s’écria Alice, qui n’avait pas fait attention Ă  cette derniĂšre observation, “c’est un vĂ©gĂ©tal; ça n’en a pas l’air, mais c’en est un.”

“Je suis tout Ă  fait de votre avis,” dit la Duchesse, “et la morale en est: ‘Soyez ce que vous voulez paraĂźtre;’ ou, si vous voulez que je le dise plus simplement: ‘Ne vous imaginez jamais de ne pas ĂȘtre autrement que ce qu’il pourrait sembler aux autres que ce que vous Ă©tiez ou auriez pu ĂȘtre n’était pas autrement que ce que vous aviez Ă©tĂ© leur aurait paru ĂȘtre autrement.’”

“Il me semble que je comprendrais mieux cela,” dit Alice fort poliment, “si je l’avais par Ă©crit: mais je ne peux pas trĂšs-bien le suivre comme vous le dites.”

“Cela n’est rien auprĂšs de ce que je pourrais dire si je voulais,” rĂ©pondit la Duchesse d’un ton satisfait.

“Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d’allonger davantage votre explication,” dit Alice.

“Oh! ne parlez pas de ma peine,” dit la Duchesse; “je vous fais cadeau de tout ce que j’ai dit jusqu’à prĂ©sent.”

“Voilà un cadeau qui n’est pas cher!” pensa Alice. “Je suis bien contente qu’on ne fasse pas de cadeau d’anniversaire comme cela!” Mais elle ne se hasarda pas à le dire tout haut.

“Encore Ă  rĂ©flĂ©chir?” demanda la Duchesse, avec un nouveau coup de son petit menton pointu.

“J’ai bien le droit de rĂ©flĂ©chir,” dit Alice sĂšchement, car elle commençait Ă  se sentir un peu ennuyĂ©e.

“A peu prĂšs le mĂȘme droit,” dit la Duchesse, “que les cochons de voler, et la mo——”

Mais ici, au grand Ă©tonnement d’Alice, la voix de la Duchesse s’éteignit au milieu de son mot favori, morale, et le bras qui Ă©tait passĂ© sous le sien commença de trembler. Alice leva les yeux et vit la Reine en face d’elle, les bras croisĂ©s, sombre et terrible comme un orage.

“VoilĂ  un bien beau temps, Votre MajestĂ©!” fit la Duchesse, d’une voix basse et tremblante.

“Je vous en prĂ©viens!” cria la Reine, trĂ©pignant tout le temps. “Hors d’ici, ou Ă  bas la tĂȘte! et cela en moins de rien! Choisissez.”

La Duchesse eut bientît fait son choix: elle disparut en un clin d’Ɠil.

“Continuons notre partie,” dit la Reine Ă  Alice; et Alice, trop effrayĂ©e pour souffler mot, la suivit lentement vers la pelouse.

Les autres invitĂ©s, profitant de l’absence de la Reine, se reposaient Ă  l’ombre, mais sitĂŽt qu’ils la virent ils se hĂątĂšrent de retourner au jeu, la Reine leur faisant simplement observer qu’un instant de retard leur coĂ»terait la vie.

Tant que dura la partie, la Reine ne cessa de se quereller avec les autres joueurs et de crier: “Qu’on coupe la tĂȘte Ă  celui-ci! Qu’on coupe la tĂȘte Ă  celle-lĂ !” Ceux qu’elle condamnait Ă©taient arrĂȘtĂ©s par les soldats qui, bien entendu, avaient Ă  cesser de servir d’arches, de sorte qu’au bout d’une demi-heure environ, il ne restait plus d’arches, et tous les joueurs, Ă  l’exception du Roi, de la Reine, et d’Alice, Ă©taient arrĂȘtĂ©s et condamnĂ©s Ă  avoir la tĂȘte tranchĂ©e.

Alors la Reine cessa le jeu toute hors d’haleine, et dit à Alice: “Avez-vous vu la Fausse-Tortue?”

“Non,” dit Alice; “je ne sais mĂȘme pas ce que c’est qu’une Fausse-Tortue.”

“C’est ce dont on fait la soupe à la Fausse-Tortue,” dit la Reine.

“Je n’en ai jamais vu, et c’est la premiùre fois que j’en entends parler,” dit Alice.

“Eh bien! venez,” dit la Reine, “et elle vous contera son histoire.”

Comme elles s’en allaient ensemble, Alice entendit le Roi dire Ă  voix basse Ă  toute la compagnie: “Vous ĂȘtes tous graciĂ©s.” “Allons, voilĂ  qui est heureux!” se dit-elle en elle-mĂȘme, car elle Ă©tait toute chagrine du grand nombre d’exĂ©cutions que la Reine avait ordonnĂ©es.

Elles rencontrĂšrent bientĂŽt un Griffon, Ă©tendu au soleil et dormant profondĂ©ment. (Si vous ne savez pas ce que c’est qu’un Griffon, regardez l’image.) “Debout! paresseux,” dit la Reine, â€œet menez cette petite demoiselle voir la Fausse-Tortue, et l’entendre raconter son histoire. Il faut que je m’en retourne pour veiller Ă  quelques exĂ©cutions que j’ai ordonnĂ©es;” et elle partit laissant Alice seule avec le Griffon. La mine de cet animal ne plaisait pas trop Ă  Alice, mais, tout bien considĂ©rĂ©, elle pensa qu’elle ne courait pas plus de risques en restant auprĂšs de lui, qu’en suivant cette Reine farouche.

Le Griffon se leva et se frotta les yeux, puis il guetta la Reine jusqu’à ce qu’elle fĂ»t disparue; et il se mit Ă  ricaner. “Quelle farce!” dit le Griffon, moitiĂ© Ă  part soi, moitiĂ© Ă  Alice.

“Quelle est la farce?” demanda Alice.

“Elle!” dit le Griffon. “C’est une idĂ©e qu’elle se fait; jamais on n’exĂ©cute personne, vous comprenez. Venez donc!”

“Tout le monde ici dit: ‘Venez donc!’” pensa Alice, en suivant lentement le Griffon. “Jamais de ma vie on ne m’a fait aller comme cela; non, jamais!”

Ils ne firent pas beaucoup de chemin avant d’apercevoir dans l’éloignement la Fausse-Tortue assise, triste et solitaire, sur un petit rĂ©cif, et, Ă  mesure qu’ils approchaient, Alice pouvait l’entendre qui soupirait comme si son cƓur allait se briser; elle la plaignait sincĂšrement. “Quel est donc son chagrin?” demanda-t-elle au Griffon; et le Griffon rĂ©pondit, presque dans les mĂȘmes termes qu’auparavant: “C’est une idĂ©e qu’elle se fait; elle n’a point de chagrin, vous comprenez. Venez donc!”

Ainsi ils s’approchùrent de la Fausse-Tortue, qui les regarda avec de grands yeux pleins de larmes, mais ne dit rien.

“Cette petite demoiselle,” dit le Griffon, “veut savoir votre histoire.”

“Je vais la lui raconter,” dit la Fausse-Tortue, d’un ton grave et sourd: “Asseyez-vous tous deux, et ne dites pas un mot avant que j’aie fini.”

Ils s’assirent donc, et pendant quelques minutes, personne ne dit mot. Alice pensait: “Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne commence pas.” Mais elle attendit patiemment.

“Autrefois,” dit enfin la Fausse-Tortue, “j’étais une vraie Tortue.”

Ces paroles furent suivies d’un long silence interrompu seulement de temps Ă  autre par cette exclamation du Griffon: “Hjckrrh!” et les soupirs continuels de la Fausse-Tortue. Alice Ă©tait sur le point de se lever et de dire: “Merci de votre histoire intĂ©ressante,” mais elle ne pouvait s’empĂȘcher de penser qu’il devait sĂ»rement y en avoir encore Ă  venir. Elle resta donc tranquille sans rien dire.

“Quand nous Ă©tions petits,” continua la Fausse-Tortue d’un ton plus calme, quoiqu’elle laissĂąt encore de temps Ă  autre Ă©chapper un sanglot, “nous allions Ă  l’école au fond de la mer. La maĂźtresse Ă©tait une vieille tortue; nous l’appelions ChĂ©lonĂ©e.”

“Et pourquoi l’appeliez-vous ChĂ©lonĂ©e, si ce n’était pas son nom?”

“Parce qu’on ne pouvait s’empĂȘcher de s’écrier en la voyant: ‘Quel long nez!’” dit la Fausse-Tortue d’un ton fĂąchĂ©; “vous ĂȘtes vraiment bien bornĂ©e!”

“Vous devriez avoir honte de faire une question si simple!” ajouta le Griffon; et puis tous deux gardĂšrent le silence, les yeux fixĂ©s sur la pauvre Alice, qui se sentait prĂȘte Ă  rentrer sous terre. Enfin le Griffon dit Ă  la Fausse-Tortue, “En avant, camarade! TĂąchez d’en finir aujourd’hui!” et elle continua en ces termes:

“Oui, nous allions Ă  l’école dans la mer, bien que cela vous Ă©tonne.”

“Je n’ai pas dit cela,” interrompit Alice.

“Vous l’avez dit,” rĂ©pondit la Fausse-Tortue.

“Taisez-vous donc,” ajouta le Griffon, avant qu’Alice pĂ»t reprendre la parole. La Fausse-Tortue continua:

“Nous recevions la meilleure Ă©ducation possible; au fait, nous allions tous les jours Ă  l’école.”

“Moi aussi, j’y ai Ă©tĂ© tous les jours,” dit Alice; “il n’y a pas de quoi ĂȘtre si fiĂšre.”

“Avec des ‘en sus,’” dit la Fausse-Tortue avec quelque inquiĂ©tude.

“Oui,” dit Alice, “nous apprenions l’italien et la musique en sus.”

“Et le blanchissage?” dit la Fausse-Tortue.

“Non, certainement!” dit Alice indignĂ©e.

“Ah! Alors votre pension n’était pas vraiment des bonnes,” dit la Fausse-Tortue comme soulagĂ©e d’un grand poids. “Eh bien, Ă  notre pension il y avait au bas du prospectus: ‘l’italien, la musique, et le blanchissage en sus.’”

“Vous ne deviez pas en avoir grand besoin, puisque vous viviez au fond de la mer,” dit Alice.

“Je n’avais pas les moyens de l’apprendre,” dit en soupirant la Fausse-Tortue; “je ne suivais que les cours ordinaires.”

“Qu’est-ce que c’était?” demanda Alice.

“A Luire et Ă  MĂ©dire, cela va sans dire,” rĂ©pondit la Fausse-Tortue; “et puis les diffĂ©rentes branches de l’ArithmĂ©tique: l’Ambition, la Distraction, l’Enjolification, et la DĂ©rision.”

“Je n’ai jamais entendu parler d’enjolification,” se hasarda de dire Alice. “ Qu’est-ce que c’est?”

Le Griffon leva les deux pattes en l’air en signe d’étonnement. “Vous n’avez jamais entendu parler d’enjolir!” s’écria-t-il. “Vous savez ce que c’est que ‘embellir,’ je suppose?”

“Oui,” dit Alice, en hĂ©sitant: “cela veut dire——rendre——une chose——plus belle.”

“Eh bien!” continua le Griffon, “si vous ne savez pas ce que c’est que ‘enjolir’ vous ĂȘtes vraiment niaise.”

Alice ne se sentit pas encouragĂ©e Ă  faire de nouvelles questions lĂ -dessus, elle se tourna donc vers la Fausse-Tortue, et lui dit, “Qu’appreniez-vous encore?”

“Eh bien, il y avait le Grimoire,” rĂ©pondit la Fausse-Tortue en comptant sur ses battoirs; “le Grimoire ancien et moderne, avec la MĂ©rographie, et puis le DĂ©dain; le maĂźtre de DĂ©dain Ă©tait un vieux congre qui venait une fois par semaine; il nous enseignait Ă  DĂ©daigner, Ă  Esquiver et Ă  Feindre Ă  l’huĂźtre.”

“Qu’est-ce que cela?” dit Alice.

“Ah! je ne peux pas vous le montrer, moi,” dit la Fausse-Tortue, “je suis trop gĂȘnĂ©e, et le Griffon ne l’a jamais appris.”

“Je n’en avais pas le temps,” dit le Griffon, “mais j’ai suivi les cours du professeur de langues mortes; c’était un vieux crabe, celui-lĂ .”

“Je n’ai jamais suivi ses cours,” dit la Fausse-Tortue avec un soupir; “il enseignait le Larcin et la Grùve.”

“C’est ça, c’est ça,” dit le Griffon, en soupirant Ă  son tour; et ces deux crĂ©atures se cachĂšrent la figure dans leurs pattes.

“Combien d’heures de leçons aviez-vous par jour?” dit Alice vivement, pour changer la conversation.

“Dix heures, le premier jour,” dit la Fausse-Tortue; “neuf heures, le second, et ainsi de suite.”

“Quelle singuliĂšre mĂ©thode!” s’écria Alice.

“C’est pour cela qu’on les appelle leçons,” dit le Griffon, “parce que nous les laissons là peu à peu.”

C’était lĂ  pour Alice une idĂ©e toute nouvelle; elle y rĂ©flĂ©chit un peu avant de faire une autre observation. “Alors le onziĂšme jour devait ĂȘtre un jour de congĂ©?”

“AssurĂ©ment,” rĂ©pondit la Fausse-Tortue.

“Et comment vous arrangiez-vous le douziùme jour?” s’empressa de demander Alice.

“En voilĂ  assez sur les leçons,” dit le Griffon intervenant d’un ton trĂšs-dĂ©cidĂ©; “parlez-lui des jeux maintenant.”


Chapitre 10: Le Quadrille De Homards

LA Fausse-Tortue soupira profondĂ©ment et passa le dos d’une de ses nageoires sur ses yeux. Elle regarda Alice et s’efforça de parler, mais les sanglots Ă©touffĂšrent sa voix pendant une ou deux minutes. “On dirait qu’elle a un os dans le gosier,” dit le Griffon, et il se mit Ă  la secouer et Ă  lui taper dans le dos. Enfin la Fausse-Tortue retrouva la voix, et, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues, elle continua:

“Peut-ĂȘtre n’avez-vous pas beaucoup vĂ©cu au fond de la mer?”—(“Non,” dit Alice)—“et peut-ĂȘtre ne vous a-t-on jamais prĂ©sentĂ©e Ă  un homard?” (Alice allait dire: “J’en ai goĂ»tĂ© une fois——” mais elle se reprit vivement, et dit: “Non, jamais.”) “De sorte que vous ne pouvez pas du tout vous figurer quelle chose dĂ©licieuse c’est qu’un quadrille de homards.”

“Non, vraiment,” dit Alice. “Qu’est-ce que c’est que cette danse-là?”

“D’abord,” dit le Griffon, “on se met en rang le long des bords de la mer——”

“On forme deux rangs,” cria la Fausse-Tortue: “des phoques, des tortues et des saumons, et ainsi de suite. Puis lorsqu’on a dĂ©barrassĂ© la cĂŽte des gelĂ©es de mer——”

“Cela prend ordinairement longtemps,” dit le Griffon.

“——on avance deux fois——”

“Chacun ayant un homard pour danseur,” cria le Griffon.

“Cela va sans dire,” dit la Fausse-Tortue. “Avancez deux fois et balancez——”

“Changez de homards, et revenez dans le mĂȘme ordre,” continua le Griffon.

“Et puis, vous comprenez,” continua la Fausse-Tortue, “vous jetez les——”

“Les homards!” cria le Griffon, en faisant un bond en l’air.

“——aussi loin à la mer que vous le pouvez——”

“Vous nagez à leur poursuite!!” cria le Griffon.

“——vous faites une cabriole dans la mer!!!” cria la Fausse-Tortue, en cabriolant de tous cĂŽtĂ©s comme une folle.

“Changez encore de homards!!!!” hurla le Griffon de toutes ses forces.

“——revenez Ă  terre; et——c’est lĂ  la premiĂšre figure,” dit la Fausse-Tortue, baissant tout Ă  coup la voix; et ces deux ĂȘtres, qui pendant tout ce temps avaient bondi de tous cĂŽtĂ©s comme des fous, se rassirent bien tristement et bien posĂ©ment, puis regardĂšrent Alice.

“Cela doit ĂȘtre une trĂšs-jolie danse,” dit timidement Alice.

“Voudriez-vous, voir un peu comment ça se danse?” dit la Fausse-Tortue.

“Cela me ferait grand plaisir,” dit Alice.

“Allons, essayons la premiùre figure,” dit la Fausse-Tortue au Griffon; “nous pouvons la faire sans homards, vous comprenez. Qui va chanter?”

“Oh! chantez, vous,” dit le Griffon; “moi j’ai oubliĂ© les paroles.”

Il se mirent donc à danser gravement tout autour d’Alice, lui marchant de temps à autre sur les pieds quand ils approchaient trop prùs, et remuant leurs pattes de devant pour marquer la mesure, tandis que la Fausse-Tortue chantait trùs-lentement et trùs-tristement:

“Nous n’irons plus à l’eau,
Si tu n’avances tît;
Ce Marsouin trop pressé
Va tous nous écraser.
Colimaçon danse,
Entre dans la danse;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.”

“Je ne veux pas danser,
Je me f’rais fracasser.”
“Oh!” reprend le Merlan,
“C’est pourtant bien plaisant.”
Colimaçon danse,
Entre dans la danse;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.

“Je ne veux pas plonger,
Je ne sais pas nager”
—“Le Homard et l’ bateau
D’ sauv’tag’ te tir’ront d’ l’eau.”
Colimaçon danse,
Entre dans la danse;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.

“Merci; c’est une danse trĂšs-intĂ©ressante Ă  voir danser,” dit Alice, enchantĂ©e que ce fĂ»t enfin fini; “et je trouve cette curieuse chanson du merlan si agrĂ©able!”

“Oh! quant aux merlans,” dit la Fausse-Tortue, “ils—— vous les avez vus sans doute?”

“Oui,” dit Alice, “je les ai souvent vus Ă  dü——” elle s’arrĂȘta tout court.

“Je ne sais pas oĂč est Di,” reprit la Fausse-Tortue; “mais, puisque vous les avez vus si souvent, vous devez savoir l’air qu’ils ont?”

“Je le crois,” rĂ©pliqua Alice, en se recueillant. “Ils ont la queue dans la bouche—— et sont tout couverts de mie de pain.”

“Vous vous trompez Ă  l’endroit de la mie de pain,” dit la Fausse-Tortue: “la mie serait enlevĂ©e dans la mer, mais ils ont bien la queue dans la bouche, et la raison en est que——” Ici la Fausse-Tortue bĂąilla et ferma les yeux. “Dites-lui-en la raison et tout ce qui s’ensuit,” dit-elle au Griffon.

“La raison, c’est que les merlans,” dit le Griffon, “voulurent absolument aller à la danse avec les homards. Alors on les jeta à la mer. Alors ils eurent à tomber bien loin, bien loin. Alors ils s’entrùrent la queue fortement dans la bouche. Alors ils ne purent plus l’en retirer. Voilà tout.”

“Merci,” dit Alice, “c’est trĂšs-intĂ©ressant; je n’en avais jamais tant appris sur le compte des merlans.”

“Je propose donc,” dit le Griffon, “que vous nous racontiez quelques-unes de vos aventures.”

“Je pourrais vous conter mes aventures Ă  partir de ce matin,” dit Alice un peu timidement; “mais il est inutile de parler de la journĂ©e d’hier, car j’étais une personne tout Ă  fait diffĂ©rente alors.”

“Expliquez-nous cela,” dit la Fausse-Tortue.

“Non, non, les aventures d’abord,” dit le Griffon d’un ton d’impatience; “les explications prennent tant de temps.”

Alice commença donc Ă  leur conter ses aventures depuis le moment oĂč elle avait vu le Lapin Blanc pour la premiĂšre fois. Elle fut d’abord un peu troublĂ©e dans le commencement; les deux crĂ©atures se tenaient si prĂšs d’elle, une de chaque cĂŽtĂ©, et ouvraient de si grands yeux et une si grande bouche! Mais elle reprenait courage Ă  mesure qu’elle parlait. Les auditeurs restĂšrent fort tranquilles jusqu’à ce qu’elle arrivĂąt au moment de son histoire oĂč elle avait eu Ă  rĂ©pĂ©ter Ă  la chenille: “Vous ĂȘtes vieux, PĂšre Guillaume,” et oĂč les mots lui Ă©taient venus tout de travers, et alors la Fausse-Tortue poussa un long soupir et dit: “C’est bien singulier.”

“Tout cela est on ne peut plus singulier,” dit le Griffon.

“Tout de travers,” rĂ©pĂ©ta la Fausse-Tortue d’un air rĂȘveur. “Je voudrais bien l’entendre rĂ©citer quelque chose Ă  prĂ©sent. Dites-lui de s’y mettre.” Elle regardait le Griffon comme si elle lui croyait de l’autoritĂ© sur Alice.

“Debout, et rĂ©citez: ‘C’est la voix du canon,’” dit le Griffon.

“Comme ces ĂȘtres-lĂ  vous commandent et vous font rĂ©pĂ©ter des leçons!” pensa Alice; “autant vaudrait ĂȘtre Ă  l’école.” Cependant elle se leva et se mit Ă  rĂ©citer; mais elle avait la tĂȘte si pleine du Quadrille de Homards, qu’elle savait Ă  peine ce qu’elle disait, et que les mots lui venaient tout drĂŽlement:—

“C’est la voix du homard grondant comme la foudre:
‘On m’a trop fait bouillir, il faut que je me poudre!’
Puis, les pieds en dehors, prenant la brosse en main,
De se faire bien beau vite il se met en train.”

“C’est tout diffĂ©rent de ce que je rĂ©citais quand j’étais petit, moi,” dit le Griffon.

“Je ne l’avais pas encore entendu rĂ©citer,” dit la Fausse-Tortue; “mais cela me fait l’effet d’un fameux galimatias.”

Alice ne dit rien; elle s’était rassise, la figure dans ses mains, se demandant avec Ă©tonnement si jamais les choses reprendraient leur cours naturel.

“Je voudrais bien qu’on m’expliquñt cela,” dit la Fausse-Tortue.

“Elle ne peut pas l’expliquer,” dit le Griffon vivement. “Continuez, rĂ©citez les vers suivants.”

“Mais, les pieds en dehors,” continua opiniĂątrement la Fausse-Tortue. “Pourquoi dire qu’il avait les pieds en dehors?”

“C’est la premiùre position lorsqu’on apprend à danser,” dit Alice; tout cela l’embarrassait fort, et il lui tardait de changer la conversation.

“RĂ©citez les vers suivants,” rĂ©pĂ©ta le Griffon avec impatience; “ça commence: ‘Passant prĂšs de chez lui——’”

Alice n’osa pas dĂ©sobĂ©ir, bien qu’elle fĂ»t sĂ»re que les mots allaient lui venir tout de travers. Elle continua donc d’une voix tremblante:

“Passant prĂšs de chez lui, j’ai vu, ne vous dĂ©plaise,
Une huütre et un hibou qui dünaient fort à l’aise.”

“A quoi bon rĂ©pĂ©ter tout ce galimatias,” interrompit la Fausse-Tortue, “si vous ne l’expliquez pas Ă  mesure que vous le dites? C’est, de beaucoup, ce que j’ai entendu de plus embrouillant.”

“Oui, je crois que vous feriez bien d’en rester là,” dit le Griffon; et Alice ne demanda pas mieux.

“Essaierons-nous une autre figure du Quadrille de Homards?” continua le Griffon. “Ou bien, prĂ©fĂ©rez-vous que la Fausse-Tortue vous chante quelque chose?”

“Oh! une chanson, je vous prie; si la Fausse-Tortue veut bien avoir cette obligeance,” rĂ©pondit Alice, avec tant d’empressement que le Griffon dit d’un air un peu offensĂ©: “Hum! Chacun son goĂ»t. Chantez-lui ‘La Soupe Ă  la Tortue,’ hĂ©! camarade!”

La Fausse-Tortue poussa un profond soupir et commença, d’une voix de temps en temps Ă©touffĂ©e par les sanglots:

“O doux potage,
O mets délicieux!
Ah! pour partage,
Quoi de plus précieux?
Plonger dans ma soupiĂšre
Cette vaste cuillĂšre
Est un bonheur
Qui me rĂ©jouit le cƓur.”

“Gibier, volaille,
LiĂšvres, dindes, perdreaux,
Rien qui te vaille,——
Pas mĂȘme les pruneaux!
Plonger dans ma soupiĂšre
Cette vaste cuillĂšre
Est un bonheur
Qui me rĂ©jouit le cƓur.”

“Bis au refrain!” cria le Griffon; et la Fausse-Tortue venait de le reprendre, quand un cri, “Le procùs va commencer!” se fit entendre au loin.

“Venez donc!” cria le Griffon; et, prenant Alice par la main, il se mit à courir sans attendre la fin de la chanson.

“Qu’est-ce que c’est que ce procĂšs?” demanda Alice hors d’haleine; mais le Griffon se contenta de rĂ©pondre: “Venez donc!” en courant de plus belle, tandis que leur parvenaient, de plus en plus faibles, apportĂ©es par la brise qui les poursuivait, ces paroles pleines de mĂ©lancolie:

“Plonger dans ma soupiùre
Cette vaste cuillĂšre
Est un bonheur
Qui me rĂ©jouit le cƓur.”


Chapitre 11: Qui A Volé Les Tartes?

LE Roi et la Reine de CƓur Ă©taient assis sur leur trĂŽne, entourĂ©s d’une nombreuse assemblĂ©e: toutes sortes de petits oiseaux et d’autres bĂȘtes, ainsi que le paquet de cartes tout entier. Le Valet, chargĂ© de chaĂźnes, gardĂ© de chaque cĂŽtĂ© par un soldat, se tenait debout devant le trĂŽne, et prĂšs du roi se trouvait le Lapin Blanc, tenant d’une main une trompette et de l’autre un rouleau de parchemin. Au beau milieu de la salle Ă©tait une table sur laquelle on voyait un grand plat de tartes; ces tartes semblaient si bonnes que cela donna faim Ă  Alice, rien que de les regarder. “Je voudrais bien qu’on se dĂ©pĂȘchĂąt de finir le procĂšs,” pensa-t-elle, “et qu’on fĂźt passer les rafraĂźchissements,” mais cela ne paraissait guĂšre probable, aussi se mit-elle Ă  regarder tout autour d’elle pour passer le temps.

C’était la premiĂšre fois qu’Alice se trouvait dans une cour de justice, mais elle en avait lu des descriptions dans les livres, et elle fut toute contente de voir qu’elle savait le nom de presque tout ce qu’il y avait lĂ . “Ça, c’est le juge,” se dit-elle; “je le reconnais Ă  sa grande perruque.”

Le juge, disons-le en passant, Ă©tait le Roi, et, comme il portait sa couronne par-dessus sa perruque (regardez le frontispice, si vous voulez savoir comment il s’était arrangĂ©) il n’avait pas du tout l’air d’ĂȘtre Ă  son aise, et cela ne lui allait pas bien du tout.

“Et ça, c’est le banc du jury,” pensa Alice; “et ces douze crĂ©atures” (elle Ă©tait forcĂ©e de dire ‘crĂ©atures,’ vous comprenez, car quelques-uns Ă©taient des bĂȘtes et quelques autres des oiseaux), “je suppose que ce sont les jurĂ©s;” elle se rĂ©pĂ©ta ce dernier mot deux ou trois fois, car elle en Ă©tait assez fiĂšre: pensant avec raison que bien peu de petites filles de son Ăąge savent ce que cela veut dire.

Les douze jurĂ©s Ă©taient tous trĂšs-occupĂ©s Ă  Ă©crire sur des ardoises. “Qu’est-ce qu’ils font lĂ ?” dit Alice Ă  l’oreille du Griffon. “Ils ne peuvent rien avoir Ă  Ă©crire avant que le procĂšs soit commencĂ©.”

“Ils inscrivent leur nom,” rĂ©pondit de mĂȘme le Griffon, “de peur de l’oublier avant la fin du procĂšs.”

“Les niais!” s’écria Alice d’un ton indignĂ©, mais elle se retint bien vite, car le Lapin Blanc cria: “Silence dans l’auditoire!” Et le Roi, mettant ses lunettes, regarda vivement autour de lui pour voir qui parlait.

Alice pouvait voir, aussi clairement que si elle eĂ»t regardĂ© par-dessus leurs Ă©paules, que tous les jurĂ©s Ă©taient en train d’écrire “les niais” sur leurs ardoises, et elle pouvait mĂȘme distinguer que l’un d’eux ne savait pas Ă©crire “niais” et qu’il Ă©tait obligĂ© de le demander Ă  son voisin. “Leurs ardoises seront dans un bel Ă©tat avant la fin du procĂšs!” pensa Alice.

Un des jurĂ©s avait un crayon qui grinçait; Alice, vous le pensez bien, ne pouvait pas souffrir cela; elle fit le tour de la salle, arriva derriĂšre lui, et trouva bientĂŽt l’occasion d’enlever le crayon. Ce fut si tĂŽt fait que le pauvre petit jurĂ© (c’était Jacques, le lĂ©zard) ne pouvait pas s’imaginer ce qu’il Ă©tait devenu. AprĂšs avoir cherchĂ© partout, il fut obligĂ© d’écrire avec un doigt tout le reste du jour, et cela Ă©tait fort inutile, puisque son doigt ne laissait aucune marque sur l’ardoise.

“HĂ©raut, lisez l’acte d’accusation!” dit le Roi. Sur ce, le Lapin Blanc sonna trois fois de la trompette, et puis, dĂ©roulant le parchemin, lut ainsi qu’il suit:

“La Reine de CƓur fit des tartes,
Un beau jour de printemps;
Le Valet de CƓur prit les tartes,
Et s’en fut tout content!”
“DĂ©libĂ©rez,” dit le Roi aux jurĂ©s.

“Pas encore, pas encore,” interrompit vivement le Lapin; “il y a bien des choses à faire auparavant!”

“Appelez les tĂ©moins,” dit le Roi; et le Lapin Blanc sonna trois fois de la trompette, et cria: “Le premier tĂ©moin!”

Le premier tĂ©moin Ă©tait le Chapelier. Il entra, tenant d’une main une tasse de thĂ© et de l’autre une tartine de beurre. “Pardon, Votre MajestĂ©,” dit il, “si j’apporte cela ici; je n’avais pas tout Ă  fait fini de prendre mon thĂ© lorsqu’on est venu me chercher.”

“Vous auriez dĂ» avoir fini,” dit le Roi; “quand avez-vous commencĂ©?”

Le Chapelier regarda le Liùvre qui l’avait suivi dans la salle, bras dessus bras dessous avec le Loir. “Le Quatorze Mars, je crois bien,” dit-il.

“Le Quinze!” dit le Liùvre.

“Le Seize!” ajouta le Loir.

“Notez cela,” dit le Roi aux jurĂ©s. Et les jurĂ©s s’empressĂšrent d’écrire les trois dates sur leurs ardoises; puis en firent l’addition, dont ils cherchĂšrent Ă  rĂ©duire le total en francs et centimes.

“Otez votre chapeau,” dit le Roi au Chapelier.

“Il n’est pas à moi,” dit le Chapelier.

“VolĂ©!” s’écria le Roi en se tournant du cĂŽtĂ© des jurĂ©s, qui s’empressĂšrent de prendre note du fait.

“Je les tiens en vente,” ajouta le Chapelier, comme explication. “Je n’en ai pas à moi; je suis chapelier.”

Ici la Reine mit ses lunettes, et se prit Ă  regarder fixement le Chapelier, qui devint pĂąle et tremblant.

“Faites votre dĂ©position,” dit le Roi; “et ne soyez pas agitĂ©; sans cela je vous fais exĂ©cuter sur-le-champ.”

Cela ne parut pas du tout encourager le tĂ©moin; il ne cessait de passer d’un pied sur l’autre en regardant la Reine d’un air inquiet, et, dans son trouble, il mordit dans la tasse et en enleva un grand morceau, au lieu de mordre dans la tartine de beurre.

Juste Ă  ce moment-lĂ , Alice Ă©prouva une Ă©trange sensation qui l’embarrassa beaucoup, jusqu’à ce qu’elle se fĂ»t rendu compte de ce que c’était. Elle recommençait Ă  grandir, et elle pensa d’abord Ă  se lever et Ă  quitter la cour: mais, toute rĂ©flexion faite, elle se dĂ©cida Ă  rester oĂč elle Ă©tait, tant qu’il y aurait de la place pour elle.

“Ne poussez donc pas comme ça,” dit le Loir; “je puis à peine respirer.”

“Ce n’est pas de ma faute,” dit Alice doucement; “je grandis.”

“Vous n’avez pas le droit de grandir ici,” dit le Loir.

“Ne dites pas de sottises,” rĂ©pliqua Alice plus hardiment; “vous savez bien que vous aussi vous grandissez.”

“Oui, mais je grandis, raisonnablement, moi,” dit le Loir; “et non de cette façon ridicule.” Il se leva en faisant la mine, et passa de l’autre cĂŽtĂ© de la salle.

Pendant tout ce temps-lĂ , la Reine n’avait pas cessĂ© de fixer les yeux sur le Chapelier, et, comme le Loir traversait la salle, elle dit Ă  un des officiers du tribunal: “Apportez-moi la liste des chanteurs du dernier concert.” Sur quoi, le malheureux Chapelier se mit Ă  trembler si fortement qu’il en perdit ses deux souliers.

“Faites votre dĂ©position,” rĂ©pĂ©ta le Roi en colĂšre; “ou bien je vous fais exĂ©cuter, que vous soyez troublĂ© ou non!”

“Je suis un pauvre homme, Votre MajestĂ©,” fit le Chapelier d’une voix tremblante; “et il n’y avait guĂšre qu’une semaine ou deux que j’avais commencĂ© Ă  prendre mon thĂ©, et avec ça les tartines devenaient si minces et les dragĂ©es du thĂ©â€”â€”â€

“Les dragĂ©es de quoi?” dit le Roi.

“Ça a commencĂ© par le thĂ©,” rĂ©pondit le Chapelier.

“Je vous dis que dragĂ©e commence par un d!” cria le Roi vivement. “Me prenez-vous pour un Ăąne? Continuez!”

“Je suis un pauvre homme,” continua le Chapelier; “et les dragĂ©es et les autres choses me firent perdre la tĂȘte. Mais le LiĂšvre dit——”

“C’est faux!” s’écria le LiĂšvre se dĂ©pĂȘchant de l’interrompre.

“C’est vrai!” cria le Chapelier.

“Je le nie!” cria le Liùvre.

“Il le nie!” dit le Roi. “Passez là-dessus.”

“Eh bien! dans tous les cas, le Loir dit——” continua le Chapelier, regardant autour de lui pour voir s’il nierait aussi; mais le Loir ne nia rien, car il dormait profondĂ©ment.

“Aprùs cela,” continua le Chapelier, “je me coupai d’autres tartines de beurre.”

“Mais, que dit le Loir?” demanda un des jurĂ©s.

“C’est ce que je ne peux pas me rappeler,” dit le Chapelier.

“Il faut absolument que vous vous le rappeliez,” fit observer le Roi; “ou bien je vous fais exĂ©cuter.”

Le malheureux Chapelier laissa tomber sa tasse et sa tartine de beurre, et mit un genou en terre. “Je suis un pauvre homme, Votre MajestĂ©!” commença-t-il.

“Vous ĂȘtes un trĂšs-pauvre orateur,” dit le Roi.

Ici un des cochons d’Inde applaudit, et fut immĂ©diatement rĂ©primĂ© par un des huissiers. (Comme ce mot est assez difficile, je vais vous expliquer comment cela se fit. Ils avaient un grand sac de toile qui se fermait Ă  l’aide de deux ficelles attachĂ©es Ă  l’ouverture; dans ce sac ils firent glisser le cochon d’Inde la tĂȘte la premiĂšre, puis ils s’assirent dessus.)

“Je suis contente d’avoir vu cela,” pensa Alice. “J’ai souvent lu dans les journaux, Ă  la fin des procĂšs: ‘Il se fit quelques tentatives d’applaudissements qui furent bientĂŽt rĂ©primĂ©es par les huissiers,’ et je n’avais jamais compris jusqu’à prĂ©sent ce que cela voulait dire.”

“Si c’est là tout ce que vous savez de l’affaire, vous pouvez vous prosterner,” continua le Roi.

“Je ne puis pas me prosterner plus bas que cela,” dit le Chapelier; “je suis dĂ©jĂ  par terre.”

“Alors asseyez-vous,” rĂ©pondit le Roi.

Ici l’autre cochon d’Inde applaudit et fut rĂ©primĂ©.

“Bon, cela met fin aux cochons d’Inde!” pensa Alice. “Maintenant ça va mieux aller.”

“J’aimerais bien aller finir de prendre mon thĂ©,” dit le Chapelier, en lançant un regard inquiet sur la Reine, qui lisait la liste des chanteurs.

“Vous pouvez vous retirer,” dit le Roi; et le Chapelier se hĂąta de quitter la cour, sans mĂȘme prendre le temps de mettre ses souliers.

“Et coupez-lui la tĂȘte dehors,” ajouta la Reine, s’adressant Ă  un des huissiers; mais le Chapelier Ă©tait dĂ©jĂ  bien loin avant que l’huissier arrivĂąt Ă  la porte.

“Appelez un autre tĂ©moin,” dit le Roi.

L’autre tĂ©moin, c’était la cuisiniĂšre de la Duchesse; elle tenait la poivriĂšre Ă  la main, et Alice devina qui c’était, mĂȘme avant qu’elle entrĂąt dans la salle, en voyant Ă©ternuer, tout Ă  coup et tous Ă  la fois, les gens qui se trouvaient prĂšs de la porte.

“Faites votre dĂ©position,” dit le Roi.

“Non!” dit la cuisiniùre.

Le Roi regarda d’un air inquiet le Lapin Blanc, qui lui dit Ă  voix basse: “Il faut que Votre MajestĂ© interroge ce tĂ©moin-lĂ  contradictoirement.”

“Puisqu’il le faut, il le faut,” dit le Roi, d’un air triste; et, aprĂšs avoir croisĂ© les bras et froncĂ© les sourcils en regardant la cuisiniĂšre, au point que les yeux lui Ă©taient presque complĂ©tement rentrĂ©s dans la tĂȘte, il dit d’une voix creuse: “De quoi les tartes sont-elles faites?”

“De poivre principalement!” dit la cuisiniùre.

“De mĂ©lasse,” dit une voix endormie derriĂšre elle.

“Saisissez ce Loir au collet!” cria la Reine. “Coupez la tĂȘte Ă  ce Loir! Mettez ce Loir Ă  la porte! RĂ©primez-le, pincez-le, arrachez-lui ses moustaches!”

Pendant quelques instants, toute la cour fut sens dessus dessous pour mettre le Loir à la porte; et, quand le calme fut rétabli, la cuisiniÚre avait disparu.

“Cela ne fait rien,” dit le Roi, comme soulagĂ© d’un grand poids. “Appelez le troisiĂšme tĂ©moin;” et il ajouta Ă  voix basse en s’adressant Ă  la Reine: “Vraiment, mon amie, il faut que vous interrogiez cet autre tĂ©moin; cela me fait trop mal au front!”

Alice regardait le Lapin Blanc tandis qu’il tournait la liste dans ses doigts, curieuse de savoir quel serait l’autre tĂ©moin. “Car les dĂ©positions ne prouvent pas grand’chose jusqu’à prĂ©sent,” se dit-elle. Imaginez sa surprise quand le Lapin Blanc cria, du plus fort de sa petite voix criarde: “Alice!”


Chapitre 12: DĂ©position D’alice

“VOILA!” cria Alice, oubliant tout Ă  fait dans le trouble du moment combien elle avait grandi depuis quelques instants, et elle se leva si brusquement qu’elle accrocha le banc des jurĂ©s avec le bord de sa robe, et le renversa, avec tous ses occupants, sur la tĂȘte de la foule qui se trouvait au-dessous, et on les vit se dĂ©battant de tous cĂŽtĂ©s, comme les poissons rouges du vase qu’elle se rappelait avoir renversĂ© par accident la semaine prĂ©cĂ©dente.

“Oh! je vous demande bien pardon!” s’écria-t-elle toute confuse, et elle se mit Ă  les ramasser bien vite, car l’accident arrivĂ© aux poissons rouges lui trottait dans la tĂȘte, et elle avait une idĂ©e vague qu’il fallait les ramasser tout de suite et les remettre sur les bancs, sans quoi ils mourraient.

“Le procĂšs ne peut continuer,” dit le Roi d’une voix grave, “avant que les jurĂ©s soient tous Ă  leurs places; tous!” rĂ©pĂ©ta-t-il avec emphase en regardant fixement Alice.

Alice regarda le banc des jurĂ©s, et vit que dans son empressement elle y avait placĂ© le LĂ©zard la tĂȘte en bas, et le pauvre petit ĂȘtre remuait la queue d’une triste façon, dans l’impossibilitĂ© de se redresser; elle l’eut bientĂŽt retournĂ© et replacĂ© convenablement. “Non que cela soit bien important,” se dit-elle, “car je pense qu’il serait tout aussi utile au procĂšs la tĂȘte en bas qu’autrement.”

SitĂŽt que les jurĂ©s se furent un peu remis de la secousse, qu’on eut retrouvĂ© et qu’on leur eut rendu leurs ardoises et leurs crayons, ils se mirent fort diligemment Ă  Ă©crire l’histoire de l’accident, Ă  l’exception du LĂ©zard, qui paraissait trop accablĂ© pour faire autre chose que demeurer la bouche ouverte, les yeux fixĂ©s sur le plafond de la salle.

“Que savez-vous de cette affaire-là?” demanda le Roi à Alice.

“Rien,” rĂ©pondit-elle.

“Rien absolument?” insista le Roi.

“Rien absolument,” dit Alice.

“VoilĂ  qui est trĂšs-important,” dit le Roi, se tournant vers les jurĂ©s. Ils allaient Ă©crire cela sur leurs ardoises quand le Lapin Blanc interrompant: “Peu important, veut dire Votre MajestĂ©, sans doute,” dit-il d’un ton trĂšs-respectueux, mais en fronçant les sourcils et en lui faisant des grimaces.

“Peu important, bien entendu, c’est ce que je voulais dire,” rĂ©pliqua le Roi avec empressement. Et il continua de rĂ©pĂ©ter Ă  demi-voix: “TrĂšs-important, peu important, peu important, trĂšs-important;” comme pour essayer lequel des deux Ă©tait le mieux sonnant.

Quelques-uns des jurĂ©s Ă©crivirent “trĂšs-important,” d’autres, “peu important.” Alice voyait tout cela, car elle Ă©tait assez prĂšs d’eux pour regarder sur leurs ardoises. “Mais cela ne fait absolument rien,” pensa-t-elle.

A ce moment-lĂ , le Roi, qui pendant quelque temps avait Ă©tĂ© fort occupĂ© Ă  Ă©crire dans son carnet, cria: “Silence!” et lut sur son carnet: “RĂšgle Quarante-deux: Toute personne ayant une taille de plus d’un mille de haut devra quitter la cour.”

Tout le monde regarda Alice.

“Je n’ai pas un mille de haut,” dit-elle.

“Si fait,” dit le Roi.

“Prùs de deux milles,” ajouta la Reine.

“Eh bien! je ne sortirai pas quand mĂȘme; d’ailleurs cette rĂšgle n’est pas d’usage, vous venez de l’inventer.”

“C’est la rùgle la plus ancienne qu’il y ait dans le livre,” dit le Roi.

“Alors elle devrait porter le numĂ©ro Un.”

Le Roi devint pĂąle et ferma vivement son carnet. “DĂ©libĂ©rez,” dit-il aux jurĂ©s d’une voix faible et tremblante.

“Il y a d’autres dĂ©positions Ă  recevoir, s’il plaĂźt Ă  Votre MajestĂ©,” dit le Lapin, se levant prĂ©cipitamment; “on vient de ramasser ce papier.”

“Qu’est-ce qu’il y a dedans?” dit la Reine.

“Je ne l’ai pas encore ouvert,” dit le Lapin Blanc; “mais on dirait que c’est une lettre Ă©crite par l’accusĂ© à—— Ă  quelqu’un.”

“Cela doit ĂȘtre ainsi,” dit le Roi, “à moins qu’elle ne soit, Ă©crite Ă  personne, ce qui n’est pas ordinaire, vous comprenez.”

“A qui est-elle adressĂ©e?” dit un des jurĂ©s.

“Elle n’est pas adressĂ©e du tout,” dit le Lapin Blanc; “au fait, il n’y a rien d’écrit Ă  l’extĂ©rieur.” Il dĂ©plia le papier tout en parlant et ajouta: “Ce n’est pas une lettre, aprĂšs tout; c’est une piĂšce de vers.”

“Est-ce l’écriture de l’accusĂ©?” demanda un autre jurĂ©.

“Non,” dit le Lapin Blanc, “et c’est ce qu’il y a de plus drĂŽle.” (Les jurĂ©s eurent tous l’air fort embarrassĂ©.)

“Il faut qu’il ait imitĂ© l’écriture d’un autre,” dit le Roi. (Les jurĂ©s reprirent l’air serein.)

“Pardon, Votre MajestĂ©,” dit le Valet, “ce n’est pas moi qui ai Ă©crit cette lettre, et on ne peut pas prouver que ce soit moi; il n’y a pas de signature.”

“Si vous n’avez pas signĂ©,” dit le Roi, “cela ne fait qu’empirer la chose; il faut absolument que vous ayez eu de mauvaises intentions, sans cela vous auriez signĂ©, comme un honnĂȘte homme.”

LĂ -dessus tout le monde battit des mains; c’était la premiĂšre rĂ©flexion vraiment bonne que le Roi eĂ»t faite ce jour-lĂ .

“Cela prouve sa culpabilitĂ©,” dit la Reine.

“Cela ne prouve rien,” dit Alice. “Vous ne savez mĂȘme pas ce dont il s’agit.”

“Lisez ces vers,” dit le Roi.

Le Lapin Blanc mit ses lunettes. “Par oĂč commencerai-je, s’il plaĂźt Ă  Votre MajestĂ©?” demanda-t-il.

“Commencez par le commencement,” dit gravement le Roi, “et continuez jusqu’à ce que vous arriviez Ă  la fin; lĂ , vous vous arrĂȘterez.”

Voici les vers que lut le Lapin Blanc:

“On m’a dit que tu fus chez elle
Afin de lui pouvoir parler,
Et qu’elle assura, la cruelle,
Que je ne savais pas nager!
BientĂŽt il leur envoya dire
(Nous savons fort bien que c’est vrai!)
Qu’il ne faudrait pas en mĂ©dire,
Ou gare les coups de balai!
J’en donnai trois, elle en prit une;
Combien donc en recevrons-nous?
(Il y a lĂ  quelque lacune.)
Toutes revinrent d’eux à vous.
Si vous ou moi, dans cette affaire,
Étions par trop embarrassĂ©s,
Prions qu’il nous laisse, confrùre,
Tous deux comme il nous a trouvés.
Vous les avez, j’en suis certaine,
(Avant que de ses nerfs l’accùs
Ne bouleversñt l’inhumaine,)
Trompés tous trois avec succÚs.
Cachez-lui qu’elle les prĂ©fĂšre;
Car ce doit ĂȘtre, par ma foi,
(Et sera toujours, je l’espùre)
Un secret entre vous et moi.”
“VoilĂ  la piĂšce de conviction la plus importante que nous ayons eue jusqu’à prĂ©sent,” dit le Roi en se frottant les mains; “ainsi, que le jury maintenant——”

“S’il y a un seul des jurĂ©s qui puisse l’expliquer,” dit Alice (elle Ă©tait devenue si grande dans ces derniers instants qu’elle n’avait plus du tout peur de l’interrompre), “je lui donne une piĂšce de dix sous. Je ne crois pas qu’il y ait un atome de sens commun lĂ -dedans.”

Tous les jurĂ©s Ă©crivirent sur leurs ardoises: “Elle ne croit pas qu’il y ait un atome de sens commun lĂ -dedans,” mais aucun d’eux ne tenta d’expliquer la piĂšce de vers.

“Si elle ne signifie rien,” dit le Roi, “cela nous Ă©pargne un monde d’ennuis, vous comprenez: car il est inutile d’en chercher l’explication; et cependant je ne sais pas trop,” continua-t-il en Ă©talant la piĂšce de vers sur ses genoux et les regardant d’un Ɠil; “il me semble que j’y vois quelque chose, aprĂšs tout. ‘Que je ne savais pas nager!’ Vous ne savez pas nager, n’est-ce pas?” ajouta-t-il en se tournant vers le Valet.

Le Valet secoua la tĂȘte tristement. “En ai-je l’air,” dit-il. (Non, certainement, il n’en avait pas l’air, Ă©tant fait tout entier de carton.)

“Jusqu’ici c’est bien,” dit le Roi; et il continua de marmotter tout bas, “‘Nous savons fort bien que c’est vrai.’ C’est le jury qui dit cela, bien sĂ»r! ‘J’en donnai trois, elle en prit une;’ justement, c’est lĂ  ce qu’il fit des tartes, vous comprenez.”

“Mais vient ensuite: ‘Toutes revinrent d’eux à vous,’” dit Alice.

“Tiens, mais les voici!” dit le Roi d’un air de triomphe, montrant du doigt les tartes qui Ă©taient sur la table.

“Il n’y a rien de plus clair que cela; et encore: ‘Avant que de ses nerfs l’accĂšs.’ Vous n’avez jamais eu d’attaques de nerfs, je crois, mon Ă©pouse?” dit-il Ă  la Reine.

“Jamais!” dit la Reine d’un air furieux en jetant un encrier Ă  la tĂȘte du LĂ©zard. (Le malheureux Jacques avait cessĂ© d’écrire sur son ardoise avec un doigt, car il s’était aperçu que cela ne faisait aucune marque; mais il se remit bien vite Ă  l’ouvrage en se servant de l’encre qui lui dĂ©coulait le long de la figure, aussi longtemps qu’il y en eut.)

“Non, mon Ă©pouse, vous avez trop bon air,” dit le Roi, promenant son regard tout autour de la salle et souriant. Il se fit un silence de mort.

“C’est un calembour,” ajouta le Roi d’un ton de colĂšre; et tout le monde se mit Ă  rire. “Que le jury dĂ©libĂšre,” ajouta le Roi, pour Ă  peu prĂšs la vingtiĂšme fois ce jour-lĂ .

“Non, non,” dit la Reine, “l’arrĂȘt d’abord, on dĂ©libĂ©rera aprĂšs.”

“Cela n’a pas de bon sens!” dit tout haut Alice. “Quelle idĂ©e de vouloir prononcer l’arrĂȘt d’abord!”

“Taisez-vous,” dit la Reine, devenant pourpre de colùre.

“Je ne me tairai pas,” dit Alice.

“Qu’on lui coupe la tĂȘte!” hurla la Reine de toutes ses forces. Personne ne bougea.

“On se moque bien de vous,” dit Alice (elle avait alors atteint toute sa grandeur naturelle). “Vous n’ĂȘtes qu’un paquet de cartes!”

LĂ -dessus tout le paquet sauta en l’air et retomba en tourbillonnant sur elle; Alice poussa un petit cri, moitiĂ© de peur, moitiĂ© de colĂšre, et essaya de les repousser; elle se trouva Ă©tendue sur le gazon, la tĂȘte sur les genoux de sa sƓur, qui Ă©cartait doucement de sa figure les feuilles mortes tombĂ©es en voltigeant du haut des arbres.

“RĂ©veillez-vous, chĂšre Alice!” lui dit sa sƓur. “Quel long somme vous venez de faire!”

“Oh! j’ai fait un si drĂŽle de rĂȘve,” dit Alice; et elle raconta Ă  sa sƓur, autant qu’elle put s’en souvenir, toutes les Ă©tranges aventures que vous venez de lire; et, quand elle eut fini son rĂ©cit, sa sƓur lui dit en l’embrassant: “Certes, c’est un bien drĂŽle de rĂȘve; mais maintenant courez Ă  la maison prendre le thĂ©; il se fait tard.” Alice se leva donc et s’éloigna en courant, pensant le long du chemin, et avec raison, quel rĂȘve merveilleux elle venait de faire.

Mais sa sƓur demeura assise tranquillement, tout comme elle l’avait laissĂ©e, la tĂȘte appuyĂ©e sur la main, contemplant le coucher du soleil et pensant Ă  la petite Alice et Ă  ses merveilleuses aventures; si bien qu’elle aussi se mit Ă  rĂȘver, en quelque sorte; et voici son rĂȘve:—

D’abord elle rĂȘva de la petite Alice personnellement:—les petites mains de l’enfant Ă©taient encore jointes sur ses genoux, et ses yeux vifs et brillants plongeaient leur regard dans les siens. Elle entendait jusqu’au son de sa voix; elle voyait ce singulier petit mouvement de tĂȘte par lequel elle rejetait en arriĂšre les cheveux vagabonds qui sans cesse lui revenaient dans les yeux; et, comme elle Ă©coutait ou paraissait Ă©couter, tout s’anima autour d’elle et se peupla des Ă©tranges crĂ©atures du rĂȘve de sa jeune sƓur. Les longues herbes bruissaient Ă  ses pieds sous les pas prĂ©cipitĂ©s du Lapin Blanc; la Souris effrayĂ©e faisait clapoter l’eau en traversant la mare voisine; elle entendait le bruit des tasses, tandis que le LiĂšvre et ses amis prenaient leur repas qui ne finissait jamais, et la voix perçante de la Reine envoyant Ă  la mort ses malheureux invitĂ©s. Une fois encore l’enfant-porc Ă©ternuait sur les genoux de la Duchesse, tandis que les assiettes et les plats se brisaient autour de lui; une fois encore la voix criarde du Griffon, le grincement du crayon d’ardoise du LĂ©zard, et les cris Ă©touffĂ©s des cochons d’Inde mis dans le sac par ordre de la cour, remplissaient les airs, en se mĂȘlant aux sanglots que poussait au loin la malheureuse Fausse-Tortue.

C’est ainsi qu’elle demeura assise, les yeux fermĂ©s, et se croyant presque dans le Pays des Merveilles, bien qu’elle sĂ»t qu’elle n’avait qu’à rouvrir les yeux pour que tout fĂ»t changĂ© en une triste rĂ©alitĂ©: les herbes ne bruiraient plus alors que sous le souffle du vent, et l’eau de la mare ne murmurerait plus qu’au balancement des roseaux; le bruit des tasses deviendrait le tintement des clochettes au cou des moutons, et elle reconnaĂźtrait les cris aigus de la Reine dans la voix perçante du petit berger; l’éternuement du bĂ©bĂ©, le cri du Griffon et tous les autres bruits Ă©tranges ne seraient plus, elle le savait bien, que les clameurs confuses d’une cour de ferme, tandis que le beuglement des bestiaux dans le lointain remplacerait les lourds sanglots de la Fausse-Tortue.

Enfin elle se reprĂ©senta cette mĂȘme petite sƓur, dans l’avenir, devenue elle aussi une grande personne; elle se la reprĂ©senta conservant, jusque dans l’ñge mĂ»r, le cƓur simple et aimant de son enfance, et rĂ©unissant autour d’elle d’autres petits enfants dont elle ferait briller les yeux vifs et curieux au rĂ©cit de bien des aventures Ă©tranges, et peut-ĂȘtre mĂȘme en leur contant le songe du Pays des Merveilles du temps jadis: elle la voyait partager leurs petits chagrins et trouver plaisir Ă  leurs innocentes joies, se rappelant sa propre enfance et les heureux jours d’étĂ©.


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